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Le siècle n’est plus le même. Sans dec, lecteur, t’avais pas remarqué ?

Que s’est-il passé pour qu’on se mette à devoir reconsidérer tout ce qu’on a connu, tout ce qu’on a cru éternel, comme des facéties révolues d’un autre siècle ?

Le vingtième ; toute une époque… celle d’avant le onze septembre, qui dès la première année du nouveau millénaire a bouleversé toute la conception géopolitique de notre planète. Celle d’avant l’arrivée massive d’ Internet qui dès la même époque a chamboulé la totalité des façons d’appréhender le monde. Tous se sont mis à croire qu’ils l’avaient à portée d’écran, ce monde, en s’y projetant aux quatre coins, paroxysme de la mise en scène de soi, un « soi » devenu le centre de l’univers, chacun se débattant pour y avoir une éphémère première place à coups de clics dérisoires… Vois-tu, lecteur, avant ce repli sur la paranoïa internationale et cette accélération vertigineuse de la communication et du nombrilisme, il existait une autre époque…

Avant, c’était le vingtième siècle, la fin de la colonisation n’était pas loin ainsi que les récits des grands explorateurs qui, dès le dix-neuvième, avaient tant mythifié les contrées inconnues et les aventuriers téméraires. C’est un mélange de ces souvenirs-là, saupoudrés d’un peu de piment des années hippies qui amenèrent à portée de pouce cette nouvelle idée qu’on pouvait traverser la planète en auto-stop avec quelques dollars en poche. Il n’était plus question de tour du monde en quatre vingt jours mais de partir, sans délais et surtout sans horaires, pour une errance rêveuse vers des paradis fantasmés.

Katmandou, Goa ; Gao, Tombouctou…

Les objets mythiques et indispensables n’avaient pas d’écrans tactiles ; on tentait de se procurer la carte Michelin 153, épuisée, interdite à la vente pour cause de querelles frontalières et refilée sous le manteau comme un parchemin magique…une carte au trésor… On y trouvait, détaillées au kilomètre près, les pistes du Sahara avec les points d’eau et les zones sableuses ; on scrutait le tableau d’affichage du coffieshop d’Istanbul où s’affichaient les petites annonces de places disponibles pour Kaboul et Peshawar par la passe de Kiber…

Alors on partait avec un sac à dos, en stop, en deuche ou sur une vieille Béhème et on ne donnait pas de nouvelles pendant des mois, on était en voyage, c’était la règle ; on partait et on courrait le risque de se faire oublier. Le bout du monde était loin, il fallait le mériter.

Pouvoir communiquer presque à chaque instant de l’autre bout de la terre a transfiguré ce qui fut pendant des siècles l’essence du voyage : risquer de se faire oublier.

Les nouvelles technologies nous font croire les voyages plus simples uniquement par ce leurre de la communication permanente. Pourtant, on oublie qu’il y a quelques décennies ou pouvait parcourir les continents sans visas et que même si les routes étaient rarement goudronnées, les liaisons téléphoniques bien aléatoires et les services postaux pas franchement performants, on y allait sans date de retour en acceptant de partir aux frontières de l’oubli.

Heureusement pour moi, j’ai connu un fragment de cette période, j’ai suivi la piste de mes ainés tant admirés, bien avant la quatreG, en envoyant une lettre par mois sans savoir quand elle arriverait à destination, en passant des jours aux frontières sans aucune inquiétude ; sans date de retour, on n’est jamais inquiet. Je prenais le temps de gribouiller des petits cahiers de notes et de croquis, de noircir mes cartes des routes tracées dans la journée, juste pour moi, pour le souvenir, pour les vieux jours.

Et puis Internet est arrivé et bien sûr, comme tout le monde, trop content de pouvoir communiquer si vite, je suis tombé dedans…

D’abord pour les proches, puis pour les lecteurs, puis pour qui voulait bien me suivre, je me suis fait piéger par le narcissisme nomade, j’ai communiqué au jour le jour.

Je me suis mis, en échange d’une aide précieuse, il faut bien l’avouer, à chroniquer au quotidien, à traquer la connexion à chaque étape.

La chasse au sponsor est devenue la première étape de la plupart des nouveaux apprentis voyageurs au long cours. Je suppose que tout a commencé avec ces grands rallyes africains qui nous ont tous fait rêver avant qu’ils ne deviennent, eux aussi, une anomalie d’un autre siècle.

Mais c’est à ce moment-là que tout voyageur s’est mis à traquer le partenariat alors que vingt ans plus tôt, il serait parti un beau matin sans même avoir fait la vidange du combiVW… J’ai tenté le coup moi aussi, trop jaloux de voir quelques stars hollywoodiennes ou fils de nabab de presse, mettre en scène leur voyage lointain en solitaire mais pas tant que ça ; fallait bien que suive l’équipe de com… J’ai mis du temps avant de comprendre complètement que le vrai voyage, comme le disait Gérard Manset, se fait toujours en solitaire, mais quand j’exposais mes projets aux partenaires éventuels, ils trouvaient presque à chaque fois que ça manquait de cadre !

J’ai donc pu, grâce à quelques-uns qui gardaient la nostalgie d’une autre époque, glaner quelques équipements et quelques pièces détachées. Un peu BM et puis Touratech … Motomagazine, qui faisait l’intendance, a commencé à héberger mes récits et puis, un jour, sans rien dire à ne plus le faire. Ce n’est pas vraiment leur faute, leur site croulait sous le poids de blogs inutiles, plombés de fautes d’orthographe et ils ont profités d’un changement de système de gestion de contenus pour faire un gros ménage ; égarés au milieu de tout ça, mes récits sont partis à la poubelle.

Désespéré par la disparition de ce que je croyais être une sauvegarde éternelle au nom de la solidarité légendaires des motards, je me suis mis à tenter de rassembler ce qu’il me restait, à me demander si la disparition de tout ça n’était pas dans l’ordre des choses ; qu’il fallait laisser aux souvenirs la place qui leur appartenait.

Et puis voilà, la Mutuelle des Motards m’a proposé d’héberger tout ce que je pourrais récupérer de mes bribes de récits, de mes chroniques anciennes, des premières histoires toujours assoupies dans des cahiers d’écoliers ou des carnets à spirales encore saupoudrés de sable du désert.

Petit à petit, pas à pas, je vais reconstituer ma vie de voyageur avant de me reposer sous un vieux chêne…

Ou de repartir loin…

Car je rêve toujours que je n’ai pas dit mon dernier mot ni parcouru mon dernier kilomètre…

Rêve d’un autre siècle…