Allongé devant ma tente, je contemple la nuit qui tombe sur cet infini de vertes collines. Je campe enfin dans la grande prairie mongole mais le passage de frontière ne fut pas des plus simples…Certes, j’étais prévenu, j’étais dans l’illégalité, j’étais donc en droit de m’attendre à tout et je dois avouer que ce passage de frontière restera gravé dans ma mémoire comme le plus surprenant de tous. Je m’étais donc héroïquement levé à six heures du matin pour être certain de ne pas louper l’ouverture. Après m’être enfilé un cappuccino et deux snickers à la station service, je me suis pointé le premier, comme prévu, mais comme la douane n’ouvre qu’à sept heures trente, cet héroïsme ne me fut pas d’un grand secours, sauf que quand même, dès sept heures trente cinq, mes papiers étaient dans les mains du douanier…Encore une fois, héroïsme vain ; les chefs ne pointent qu’à neuf heures. Une heure a poireauter, ça commence bien, je suis retourné à la station service m’enfiler quelques snickers. Le choix est restreint à la station, mais il faut bien que je stocke de la calorie en vue de l’épreuve. A neuf heures pétantes, je me pointe, il n’y a que quatre bagnoles devant…il faut dire que, comme je l’avais appris la veille, l’ouverture de la voie ferrée a bien tué la gloire des caravanes mais elle a aussi permis qu’un siècle plus tard, on évite les centaines de camions au passage de la frontière. Mon cas n’est pas bien grave, on me rassure tout de suite, je n’aurai qu’une vingtaine d’euros à payer, mais par contre il va falloir refaire tout le « protocole »…je ne comprends pas vraiment ce que ça veut dire, mais ça ne saurait tarder. Une jeune douanière Bouriate vient m’assister, elle parle bien l’anglais, ça aide. Je commence donc par remplir une déclaration où je dois longuement décrire tout mon voyage, ce que je fais ici, pourquoi, comment se fait-il que j’ai laissé la moto il y a presqu’un an, quel est mon métier, par où je suis rentré, par où je compte sortir…Elle part ensuite un temps indéfini avec ma copie, puis me la ramène traduite, dactylographiée, tapée en cyrillique…Je crois que je n’ai qu’à signer, pas du tout, je dois tout recopier avec mon écriture et signer seulement après. Une fois l’épreuve du scribe terminée, il me reste à attendre… Heureusement que j’ai amené de quoi dessiner, d’abord ça occupe, ensuite ça permet de se faire remarquer. Ma douanière Bouriate a tellement adoré qu’on est devenus amis Facebook. Maintenant, je sais que ça va bien se passer, mais ça n’accélère pas les choses pour autant. Je vois régulièrement passer un douanier moustachu avec mon dossier… parfois il m’amène un rajout que je dois encore une fois recopier et signer…je n’ai pas la moindre idée du contenu de tout ce que j’ai signé, mais apparemment, ce n’était pas mon arrêt de mort. Il y a peu de monde à cette douane, quelques bagnoles, deux ou trois bus, pas un seul camion…Le moustachu m’appelle, je dois dater et signer un nombre invraisemblable de petits dossiers agrafés, le « protocole » ne s’arrête jamais. Ayouna, ma douanière bouddhiste, me dit qu’il faut aller en ville pour payer et qu’elle va m’accompagner. Elle réquisitionne une bagnole mongole en train de passer la douane parce qu’on a pas le droit d’y entrer et d’en sortir à pied. A la sortie, Ayouna demande à la bagnole de faire le taxi, comme je n’ai pas le compte exact pour payer et que l’administration n’a pas le droit de gérer la transaction, on m’emmène au supermarché pour que je fasse quelques courses afin de faire la monnaie. C’est bien la première fois qu’un fonctionnaire des douanes m’emmène faire mes courses dans le cadre d’une procédure en cours. Ensuite, on va à la banque, elle est fermée, panne d’électricité, on en cherche une autre, il faut une banque habilitée à encaisser les amendes. La guichetière à la Baïkal Bank doit se taper tout un tas de formulaires après qu’Ayouna, qui a d’abord essayé à la caisse automatique, ait déclaré forfait. On se fait ramener par notre taxi improvisé et, arrivés à l’entrée, Ayouna me dépose dans une bagnole choisie au hasard. Je me retrouve avec une famille Mongole, on doit attendre, il y a du monde maintenant, mais c’est comme ça : la douane c’est pas pour les piétons. Dans la bagnole, on en a rien à foutre de ce touriste parachuté là par la douanière, chacun est scotché à son téléphone, le nouvel outil de décérébration absolue, qui ferait presque passer la télé pour une bénédiction. Il a encore fallu signer quelques trucs mais j’ai fini par sortir…douze heures après m’être levé, c’est un joli record. Dans d’innombrables autres pays, on m’aurait fait payer l’amende à l’arrache, les douaniers auraient rangé ça dans un tiroir ou serait allé boire quelques bières avec, mais cette montagne de paperasses, pour juste une amende de vingt balles et un petit tampon rouge de plus, ça laisse songeur sur la réelle utilité de la bureaucratie.
La douane Mongole, deux murs de barbelés plus loin, semble avoir été dessinée par le même architecte ; un bâtiment de briques rouges avec un toit en forme de mirador…Il y a beaucoup moins de fonctionnaires et ils sont plus relâchés sur l’uniforme. Une jeune femme de l’immigration m’accueille et me guide en anglais, tout semble tellement facile…Un tampon pour la moto à l’entrée de la douane, un dans le passeport après avoir rempli un petit papier et un à la sortie encore pour la moto … et voilà, en un quart d’heure tout est réglé. Pourquoi ne sont-elles pas toutes aussi simples les tracasseries douanières ?La petite bourgade de frontière ne donnait pas envie de trainer là…j’ai donc roulé à travers une vaste plaine pendant une cinquantaine de bornes, puis une fois arrivé dans la région des collines, j’ai roulé n’importe où jusqu’à un troupeau de vache à côté d’une yourte. J’ai demandé si je pouvais poser la mienne un peu plus loin, puis je me suis assis en regardant le jour s’éteindre lentement…Il y a parfois des instants de repos qu’on ne peut que trouver bien mérités…