Khabarovsk


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Le premier réflexe fut d’appeler Ilya… mais au milieu, des bois, sous la pluie,  il n’y avait plus de réseau…j’ai marché un peu, ça ne captais toujours pas, puis je m’éloignais un peu trop…  je ne pouvais pas abandonner moto et bagages au bord de la route…J’y suis donc retourné et j’ai planqué mes bagages et mon casque sous un pont avant de repartir à pieds vers la dernière station service que j’avais dépassée quelques kilomètres  en amont …je commençais à sentir le temps long…un tentative de lever le pouce me vint à l’esprit, la troisième voiture s’arrêta ; en Russie, l’incroyable solidarité de la route, ce n’est pas qu’une histoire de motocycliste. Arrivé à la station, je pu alors prendre mes marques : le petit motel, le garage derrière. On me promet que dès qu’on aura changé les roues du camion que repose sur des calles, juste devant l’entrée, on ira chercher la moto et les bagages. C’est alors que le téléphone se mit à vibrer…le réseau était revenu, Ilya  qui me demandait des nouvelles d’un coup de texto. Je lui expliquai donc cette nouvelle galère que je commençais à gérer. Mais pas du tout, qu’il me rétorqua d’un  autre texto bien ajusté ; tu ne bouges pas, j’active mon réseau, dans une heure, on vient te chercher. Une heure plus tard, je vis rappliquer Zhenya et Pavel au volant d’une dépanneuse sur laquelle ils avaient déjà chargé la moto et les bagages trouvés sous le pont…quand je pense qu’à un moment donné, j’avais même pensé y dormir sous ce pont… La dépanneuse déposa la moto dans un garage au fond d’une rue boueuse qui commençait à s’inonder…On ramena ensuite la dépanneuse dans une marina au bord du fleuve Amour, Pavel est reparti et Zhenya m’a déposé chez Andrej qui m’avait préparé un repas chaud et un canapé lit dans le salon. Nous avons un peu discuté mais Andrej voyait bien que mes paupières s’alourdissaient alors il  me proposa de regagner mon plumard et je ne me fis pas prier…

De l’esthétique à la panne…


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J’ai fini par oublier le bébé chat pelé… s’il avait été un élégant tigré des bois au poil sibérien, je me serais sans doute laissé attendrir. C’est là la force du bébé chat, il suffit qu’on le trouve mignon et on se le garde…Une certaine forme d’ Amour ne serait-elle qu’une préoccupation esthétique? Par exemple, les Russes de l’extrême Orient Russe, ils aiment leur région plus que tout, ils tiennent bien à se démarquer de la Sibérie dont ils ne font partie que dans les phantasmes européens de terminus d’un train mythique. Je leur dis que Slavianka, je trouve ça moche, ça les vexe…Je pourrais y mettre les formes, car il est vrai que tout autour, la nature est très belle, mais pour Slavianka, c’est une question d’esthétisme. Quand tout petit déjà, on a comme repère Strasbourg, Saint Malo, La Rochelle ,Carcassonne ou la grand place de Bruxelles, on a ses exigences, on pinaille, on veut de la dentelle de pierre, du granit taillé au cure dent. Quand on a passé son enfance dans les immeubles soviétiques, le terreau n’est sans doute pas le même, c’est le berceau esthétique de la mélancolie russe…même si je n’oublierai jamais  qu’à Tomsk, il y a des dentelles de bois à nulle autre pareilles…

Je laisse mon cerveau dériver, bercé par le vent doux, le soleil d’automne et le ciel bleu… ciel qui s’obscurcit peu à peu pour finir, noir d’encre, en trombes d’eau à l’approche de Khabarovsk…Je garde le moral, ça va enfin nettoyer mon casque couvert d’insectes…

Le soir s’approche, je maintiens le cap, je serais presque fier de ma vieille moto, je fends les cataractes à cent trente, mais à peine ce sentiment  de puissance m’a t’il effleuré que le  vrombissement du moteur s’essouffle et  s’arrête au milieu de rien…Deuxième jour, deuxième panne, deuxième chance de voir les choses basculer…

Bébé chat et motard tchèque sur la route de Khabarovsk


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Un bébé chat, tout roux et tout pelé est venu me faire chier pendant la nuit… C’est con un bébé chat, ça ne bouffe pas de pain, ni de viande fumée, ni même de raisins secs, impossible de le dépanner pour un soir. Le matin, il était encore là, je l’ai laissé vivre sa vie  pourrie de bébé chat,  pour repartir plus loin…mon collègue Tchèque avait eu la bonne idée de faire la manœuvre du demi tour la veille. Alors qu’il repartait déjà, je me suis vautré deux fois en faisant  la manoeuvre dans les ornières…le temps de virer les sacs, de relever, de décharger, il devait déjà être loin… Il aurait attendu deux minutes, il aurait pu m’aider à relever tout mon charroi, mais je peux le comprendre, il a un planning chargé pour les deux semaines à venir.

Quand je suis sorti du sentier, surprise, il était planté là à m’attendre. J’ai moins compris son mode de fonctionnement… Mais il devait fulminer secrètement en se demandant comment il allait se débarrasser de ce boulet en vieille Béhème. Je pensais un peu la même chose… c’est terriblement chiant de rouler à plusieurs, il faut sans cesse surveiller le reste du convoi, pas moyen de s’arrêter pisser quand on veut et puis il faut s’adapter à la moyenne horaire de la moto de tête…pour peu que l’on tombe sur un Tchèque en fin de visa et ça devient l’horreur, plus de place pour la flânerie, seule ne compte plus que la moyenne. Mais qu’en avais-je réellement à foutre de ce motard à la bourre que se fait des saucisses bouillies avec du nescafé chinois au petit déj alors qu’il y a des bistrots tous les cinquante kilomètres?  Je profite de sa pause essence pour lui dire que je prends un peu d’avance, que je m’arrêterai un peu plus loin à une station où il y a aussi un bistrot ! Je peux donc profiter de ma nouvelle position de tête pour imposer le rythme et lui laisser le choix de continuer seul. Ma conscience est sauve…Un quart d’heure plus tard, il me dépasse en me faisant un signe du pied comme un chien qui pisse ; ce petit message codé me laisse  sous  entendre qu’il continue sa route.  En tout cas, ça m’arrange sacrément d’y croire… Je m’arrête donc à un « kafê » de bord de route, un comme je les aime, un peu roots, un peu cowboy, mais pas du tout fast food… Je suis content d’être débarrassé ; quand je roule à côté d’une autre moto sur ces longues étapes, je prends  conscience de la relative vacuité de ces virées aux longs cours, surtout quand on mange des saucisses bouillies au bord de la route. J’ai même l’impression que le destin du bébé chat m’angoisse plus que celui du motard Tchèque. Il va essayer de rejoindre Tchita au plus vite pour tenter de charger sa bécane sur un train, l’autre va tenter de retrouver sa maman avant l’hiver, d’échapper aux renards et aux fouines, de trouver quelque part une petite fille qui le prendra dans ses bras, puis en photo avec son Samsung Galaxy et balancera  son portrait sur Facebook où il ira rejoindre les milliards de photos de bébés chats qui , à elle seules, saturent des centres de big data tout entiers… Combien de centrales nucléaires faudra t’il construire juste pour sauvegarder les images de bébés chats ?

En route vers de nouvelles aventures


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Et puis l’impossible est arrivé ; j’ai pu reprendre la route. Je m’étais éveillé tôt, pour, une fois de plus, faire comme si j’allais partir, mais sans vraiment y croire, un peu noyé dans mes habitudes. Je varie un peu, je teste de nouveaux lieux pour le petit déjeuner ; il faut prendre des risques quand on voyage…

Ilya m’a appelé pour dire que tout allait bien… que je pouvais venir…

j’ai quitté l’hôtel sans trop y croire, en signalant que je reviendrais peut-être le soir, mais c’est pas sûr. Arrivé au garage, ma plaque m’attendait, ma vraie plaque Russe, le Graal pour la suite du voyage.

  Et puis, une autre routine s’est installée, un carbu qui pisse, de l’huile qui suinte, mais après quelques ajustements, je me suis retrouvé sur la route du Nord…avec le soleil dans le dos. J’avais déjà oublié combien ma vieille monture était confortable et son freinage indigent… juste avant les premiers cent kilomètres, il a fallu changer un câble, j’en avais un de secours, une heure de bricolage, ça discute avec les passants; la routine de la route… tout comme ce motard Tchèque qui me raconte les pays qu’il a traversé  avant d’arriver à Vladivostok où il comptait charger sa moto sur le train qu’il emprunterait lui aussi pour rejoindre Moscou et repartir chez lui. Il a calculé un peu juste avec la durée de son visa ; surtout qu’à la gare, on lui a dit qu’on ne chargeait pas les motos…le voilà reparti dans l’autre sens ; il lui reste seize jours de visa, il a intérêt à assurer sa moyenne… Nous plantons nos tentes dans un petit bois au milieu des champs. Il fait un peu frais le soir, mais ça  change tellement de l’hôtel collectif , c’est une telle bouffée d’air de retrouver cette routine-là…Les Tchèques sont un peu comme les belges ou les allemands, ils ne se déplacent jamais sans leur bière. Mais c’est une bonne idée de boire un petit coup avant de roupiller…surtout quand,  c’est la nuit d’automne, celle qui tombe vite et qui envoie au lit à huit heures trente.

Triumph Tiger et Tiger Fest à Vladivostok…


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Il paraît que demain ce sera bon pour mon départ…Il y en a aussi qui croient toujours au Père Noêl ; le tout c’est d’ y croire…en  attendant, je suis allé voir le défilé de la fête du Tigre…des milliers d’enfants de tous les calibres, tous habillés en orange KTM, défilent pas délégations, déguisés en grosses peluches ; il doit y avoir un business terrible du déguisement en grosse peluche…en cas de rupture de stock, on peut se rabattre sur les panthères ou les loups. Au Comic’s Shop, on fêtait l’anniversaire de Batman, on aurait pu aussi faire dans le déguisement, mais il y avait beaucoup moins de monde.

Toujours soucieux de ne pas me voir mourir d’ennui, Ilya m’a proposé  pour la journée sa grosse Triumph. La transition est brutale, tout est à l’inverse de ma monture précédente. C’est très lourd, ça ne freine pas vraiment ; au guidon, il faut s’accrocher à chaque mouvement, ce truc-là c’est pour aller tout droit, si on veut changer de cap, on a l’impression de barrer un chalutier dans la boue.  Peut-être que c’est à cause des accessoires ajoutés ; il y a une paire d’enceintes tellement balaises qu’on ne voit plus les rétroviseurs… On me rétorquera qu’au guidon d’un engin pareil, il n’ y a pas besoin de rétroviseurs …mais  moi, je n’en suis pas si sûr… les tongues d’accord, mais avec des rétros, c’est fondamental ! A chaque irrégularité dans le goudron, on a l’impression de se faire embarquer mais  on ne peut nier  que ça fait un très beau bruit, puissant , organique : sur les voies rapides, ça ne manque pas d’effet , aux terrasses de bistrot aussi, sans doute, mais il vaut mieux  y venir avant les embouteillages…

la vie d’artiste à Vladivostok…


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Être ce que les autres appellent, avec parfois un éclair dans les yeux, un artiste, ça peut avoir quelques avantages…quand le temps de l’attente n’en finit plus, je peux retourner m’installer dans ces endroits où la routine m’a posé et travailler sur une table de bistrot en rêvant qu’un jour on y gravera mon nom… L’après midi, je retourne chez Ilya, il faut que je commence à préparer la moto, à faire comme si… à être prêt à bondir hors de la ville…je peaufine, j’ai le temps… si tant est qu’on puisse peaufiner cette presque épave fraichement importée.Puis je rentre en explorant d’autres aspects de la ville. La voie rapide saturée qui arrive de Khabarovsk et de l’aéroport est bordée de part et d’autre d’une urbanisation vaguement dévergondée. Sur la droite, la colline descend jusqu’à la mer au bord de laquelle s’étirent les derniers kilomètres de la ligne du Trans-Sibérien.  Ce sont ses voyageurs qui ont droit à la vue sur mer, ils l’ont bien mérité après dix jours de forêts de bouleaux. Quand le train s’écarte de l’eau, on trouve une fois de plus, un mélange de maisons en bois, de villas neuves au luxe parfois caricatural, de plages plus ou moins aménagées, d’entrepôts ou de zones industrielles d’un autre temps , le tout  reliés par des chemins défoncés et dispersé dans des restes de forêts…petit à petit, on retrouve la vraie ville, les immeubles, les embouteillages, les feux minutés et tout au bout, cet hôtel ou peut-être qu’un jour on me retrouvera momifié dans mon plumard…

le dernier jour à Vladivostok…université de Russkiy Island…


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Le dernier jour à Vladivostok…je n’arrive pas y croire ; dès le matin, je fais quelques courses pour la route et puis j’accepte une ultime conférence à l’Université, la grande et prestigieuse université,  la Far Eastern University, voulue par le boss Poutine pour être une vitrine de la nouvelle Russie …  

Une jeune professeure très élégante me fait visiter le campus avec quelques étudiants et même une batterie de canons et un musée de tanks, juste à côté. Il n’y a rien de plus étrangement décalé que de visiter des tanks et des canons avec de jeunes et élégantes jeunes femmes. Mais la réalité me rattrape…Ilya m’envoie un message…je sais que je dois le retrouver le lendemain matin, mais il semblerait qu’il y ait, comment dire : un  contretemps, peut-être ? Puis-je encore parler de contretemps ? L’ordinateur qui gère les certificats d’immatriculation est en panne…comme ça concerne toute la Russie, ça devait s’arranger rapidement…Enfin pas tout de suite…il y a le weekend… les jolies filles sont parties et je dois encore attendre…prolonger une fois de plus, ma vie à Vladivostok…

Amorcer le retour…balade vers les frontières Sino-Coréenne…


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Le matin, je pousse jusqu’à Kraskino.  Ce n’est pas très joli non plus Kraskino…un petit port rouillé, des baraques de pêcheurs, des bâtiments en ruine de ce qui fut sans doute une prestigieuse garnison  et bien sûr des immeubles soviétiques et des murs abandonnés; immeubles détruits, immeubles jamais construits, ça devient difficile à dire…L’air est doux, les grillons chantent, il y a des insectes partout, on sent qu’on se rapproche des tropiques. On m’a dit que c’est ici le point le plus méridional de  toute la Russie. La proximité des frontières, cet air doux, ces routes inconnues ; tout ça fait renaître en moi des envies d’ailleurs…mais vers le sud,  ce n’est pas ma route et  ces frontières fermées c’est juste de la provocation… Alors je fais demi tour pour repartir vers le Nord ; j’amorce la grande remontée. Afin d’un peu prolonger la balade, je fais un détour par des routes en terre qui m’amènent à nouveau au bord de l’eau après avoir traversé des zones de savanes et d’étangs qui me ramèneraient presque en Afrique, je me mets à guetter hippopotames et éléphants, après tout, ne sommes nous pas juste à côté d’une réserve où se cachent les dernières panthères de l’Extrême Orient Russe? La petite moto orange n’est pas vraiment faite pour les pistes caillouteuses, mais son poids plume, son moteur bourré de chevaux et son freinage incomparable, permettent de retrouver le plaisir de  la piste, même si le dos n’est pas franchement ménagé par des amortisseurs pas vraiment programmés pour la caillasse et la taule ondulée…

Ilya m’envoie à ce moment des photos de ma moto arrivée du Japon en import avec une MV Agusta toute neuve et  une autre  photo de mes nouveaux papiers. Incroyable: ce serait la fin de cette étape immobile ? Je repars  directement vers Vladivostok, retrouver, avec un plaisir diffus, l’hôtel triste qui commençait  presque à me manquer…

De l’autre côté du Primorié


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De l’autre côté de la baie, il y a la route qui mène aux frontières de la Chine et de la Corée du Nord. Pour y accéder, il faut remonter une soixantaine de kilomètres vers le nord afin de contourner l’estuaire marécageux du fleuve. La région est belle ; de  vertes collines, la côte découpée, d’innombrables petites îles rocheuses et au loin les petites montagnes de Chine. Je m’arrête à  Slavianka… c’est juste en face de la pointe de  l’île de Russkiy.  Je croyais trouver un petit port  de pêcheurs et rentrer par le bac ; phantasmes de voyageur, surtout quand celui-ci tente de se replonger dans l’ambiance du voyage qu’il n’arrive toujours pas à faire…Ce n’est pas joli du tout Slavianka… c’est même carrément super moche…et il n’y a même plus de bac pour Vladivostok. Alors je me cherche une litière pour la nuit. Sur la pointe qui s’avance dans la mer du Japon, il y a un grand hôtel très chic et cher (et pas beau) qui s’est ouvert au milieu des collines herbeuses du bord de mer. Il est entouré de travaux. On décaisse la colline à grands coups de bulldozers et de marteaux piqueurs, sans doute pour encore agrandir…ils doivent être contents les clients si c’est le bruit des vagues qu’ils venaient chercher. Un peu plus loin au bout d’une piste, on finit sur un ensemble de bungalows tout neufs…je me mets à songer à une nuit bercée par les clapotis…Pas question ; on me crie de loin que c’est fermé. Alors je rebrousse chemin, je me trouve un hôtel (vide), tout au bout du port (moche).  Il a dû avoir la vue sur le port, mais c’est barré par un grand hangar en taule. Madame l’hôtelière aurait bien voulu me fourguer une piaule (chère) avec vue sur le hangar, mais elle n’a pas la monnaie sur mon bifton de cinq mille (roubles). Alors elle m’en file une collective très grande, pas chère, très calme, avec juste moi dedans et vue sur la colline…Je sens que je vais bien dormir…Ce soir, je me mets aussi (entre parenthèses)…

La routine à Vladivostok…


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J’ai malgré tout progressé dans l’hôtel Sakura. J’ai la meilleure piaule et plus personne ne m’emmerde. Le matin, je vais prendre mon petit dej, comme d’ habitude, puis je passe au comic’s shop et à l’Alliance, comme d’habitude, comme d’habituuuuuude…je ne vais plus flâner au bord de la mer, au marché Chinois ou sur les grands viaducs.  je ne me trompe plus à l’échangeur de la voir rapide . Je marche dans la rue comme si j’habitais là depuis trente ans, je ne m’émerveille plus, comme au premier jour.

Il est comme ça le voyageur, il cherche l’ émerveillement, l’inattendu, le jamais vu… et si une étape trop longue  fait  disparaître toutes ces instantanéités, il bascule dans une autre dimension, celle qui friserait presque l’ennui. Aujourd’hui, j’ai animé des ateliers à l’Université, je suis rentré à la piaule  juste avant que les orages titanesques auxquels j’avais échappé à Sakhaline ne me rattrape à Vladivostok…demain, si les routes résistent aux trombes d’eau , je retournerai me balader dans le Kraï de Primorié en espérant que le bateau qui ramène ma moto du Japon n’aura pas coulé !

Big Lebovski sur Vladivostok airport…


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Les motards auraient bien voulu me garder, ça commençait à sentir la biture à la bière, ça m’inquiétait légèrement ; mais on m’attendait chez Polina, la jeune lycéenne timide dont les parents s’étaient proposés pour m’héberger durant la fin de mon séjour. La veille ont m’avait préparé un festin de produits de la mer, du poisson sous toutes ses formes, des fruits de mer et du caviar rouge. Ils m’avaient promis qu’on remettrait ça mais les motards voulaient aussi me garder, je ne savais plus où donner de l’excuse. On me gâte à Yujno Sakhalîn ;  déjà le matin, pour ma dernière classe, on m’avait préparé un repas et un petit spectacle, des jeux et  le karaoké Joe Dassin pour le final.

A l’aéroport, une délégation m’accompagnait, faisait des photos… ça a intrigué un gars dans la file business qui s’est mis aussi à faire des selfies avec moi sans savoir qui j’étais. Arrivés à Vladivostok, un chauffeur l’attendait avec un gros Land Cruiser customisé ; il a proposé de me ramener en ville,  pour éviter de me faire arnaquer par un taxi. Je ne sais pas très bien qui c’est ce mec, avec sa tronche de binoclard rondouillard en short et son acolyte pas mal looké lui aussi, j’ai du mal à situer le lascar. Les deux, là,  il formait un duo  burlesque,  un concept look qui chercherait sa voie entre les Pieds Nickelés, les Blues Brothers ou les Big Lebovski… et comme ça, en pleine nuit, ils m’ont emmené voir des bagnoles de compette de dérapage sur un circuit pas loin de l’aéroport. Roman qu’il s’appelait mon gros binoclard en short. Il m’a déposé chez Ilya pour que je récupère la KTM , on a échangé nos numéros pour que je l’appelle le lendemain et que je passe chez lui…je sentais poindre l’opportunité d’un changement de piaule pour la fin du séjour…mais je n’ai jamais réussi à le joindre ; alors je suis resté à l’hôtel de la case départ !

virée biker sur Sakhaline…


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Un matin pas comme les autres, devant l’immeuble où j’ai déménagé, Sergeï, de la « Red and White Army » est venu me chercher avec son minibus…Après être allé visiter l’école de pilotage des enfants , nous somme passés au club où m’attendaient Roman, le président, et tout un équipement à ma taille : bottes, gants, casque et une Ducati Multistrada , millésime 2002. Nous voilà partis, il fait beau, tout baigne…Après avoir bricolé le sélecteur de la Harley du boss, notre petite escadrille a pris son envol : la Harley, la Ducati et une Gold Wing Wallkirie suivis du minibus Toyota. Après trente bornes, la courroie de transmission de la Harley s’est déballonnée sur le goudron…on a chargé la moto dans le minibus et nous sommes repartis. La route s’étire entre la mer et les collines boisées, il y a quelques villages, une petite ville et après cent cinquante bornes nous bifurquons sur une piste pour arriver sur une plage entourée de falaises et de rochers ; la nature est belle à Sakhaline. Au retour, on s’achète des crabes géants du Kamchacka au bord de la route et quelques hectolitres de bières.

Nous arriverons en ville à la tombée du soir,  la Gold Wing tombera en panne à son tour…je commence à comprendre pourquoi on se fait suivre par le minibus. Pas de chance, il est déjà rempli à ras bord de Harley. Il faudra pousser…ça creuse, c’est très bien avant d’aller bouffer du crabe à la bière…

La Multidtrada, c’est finalement la seule qui ait tenu le coup…il faut dire que c’est une bonne machine. Un peu bâtarde comme tous les faux trails, mais la selle parfaite compense la course des suspensions quand la route  devient facétieuse. Le moteur , bizarrement pour un engin de Rital n’a qu’ une sonorité brinquebalante pas terrible qui rappelle la KTM , mais il a du répondant et puis, bon, je vais pas faire la fine bouche, c’est la deuxième bécane qu’on me file pendant que la mienne s’offre une croisière en container…

Sakhaline: sommeil connecté…


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Je quitte l’hôtel…Galina m’a trouvé des parents d’élève ravis de me permettre de fuir quelques instants les chambres collectives et les concentrés de mystères sociologiques qu’on pourrait y étudier. Qui sont, par exemple, ces voisins de chambrées, rivés à leurs écrans, qui s’endorment sur leur ordinateur ou leur téléphone, qu’aucun aspirateur tonitruant ne réveille, même à dix heures du matin ?

Sont-ils venus ici pour faire du tourisme, pour travailler? Le plus chinois de la bande, entre deux roupillons, se flatte de ses connaissances en français en me gratifiant d’un « bonjour » bien appuyé et se rendort après que je lui ai renvoyé la politesse d’un «  drastutiê » magnifiquement ajusté.  Un Tatar barbu me raconte brièvement d’où il vient avant d’aller prendre son bus pour la ville… Salamalekoum… c’est inattendu en Russie…Seul un jeune japonais en visite touristique discutera un peu dans la salle commune…je le saluerai de l’unique mot japonais que je connaisse… Aligato my friend et que nos routes nous portent chance…

Sakhaline: les jeunes filles…


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Une nouvelle vie s’organise pendant cette trêve sur Sakhaline. On vient me chercher chaque matin dans mon hôtel en plastique pour m’emmener au Lycée Pouchkine où je fais deux, trois ou quatre interventions chaque matin et puis les après midi, on m’a programmé des excursions, des promenades ou des visites de musée.

Le musée Tchekhov qui raconte les aventures sur l’île de ce dramaturge médecin de la bonne société moscovite qui se demanda un jour comment on pouvait survivre à Sakhaline et partit enquêter sur place. On a gardé  de l’île l’image des photos du musée. Une  caserne, une prison, une église (logique) et autour les petites maisons de ceux qui ont purgé leur peine et deviendront les premiers colons de Sakhaline.  Un siècle plus tard, l’occupation japonaise, l’union soviétique, le pétrole et le gaz ont  bien transformé tout ça. Je visiterai aussi le  musée régional, dernier bâtiment de l’époque japonaise, pour mieux comprendre cette passionnante histoire. On y apprend les guerres, les occupations,  les roches fossiles, les peuples d’avant tout ça, les baleines et les ours.

 De jeunes étudiantes m’accompagnent à chaque sortie, ce sont leurs travaux pratiques, c’est pour les obliger à parler le français dans des situations réelles, en immersion. Pour moi, ce n’est pas désagréable du tout, comme immersion, d’aller voir des terminaux gaziers, des plages grises ou des poissons empaillés en si agréable

compagnie.    Entre deux commentaires sur Tchekhov, elles me parlent de leurs rêves de leurs envies, de leur prince charmant et de Paris… Moi je leur parle de Paname, de Bruxelles et de Montpellier, de Dieu qui n’existe pas  et de la vie d’artiste. Je frime un peu… Comme il doit être difficile d’être professeur dans un lycée de jeunes filles, de devoir parler du carré de l’hypoténuse à ces nymphettes pleines d’illusions…

Galina m’a organisé une émission de télé dans le club de Bikers « Red and White Army », tout un programme …me voilà adoubé et invité à une balade dans l’île ; mais je devrai quitter pour une journée mes chères petites guides pour m’immerger dans un monde que je connais déjà si bien…

S’installer à Sakhaline…


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Quand on a commencé à trouver du gaz et pétrole  à Sakhaline, le visage de l’île a changé. L’arrivée massive de compagnies étrangères à modernisé yuhzno-Sakhalin, la ville principale, qui est devenue une ville russe de plus, mais plus aérée, plus fleurie, quand il n’y a pas de neige, plus accueillante quand il ne pleut pas….Tchekhov avait quand même un peu raison de s’inquiéter pour la santé des habitants parce que, quoi qu’ils en disent ici, il pleut beaucoup …peut-être que ça ne s’arrête que quand il neige… Galina, responsable des cours de Français au Lycée Pouchkine, est venue me chercher  à l’aéroport pour me déposer à l’hôtel que je m’étais réservé sur E booking. Ce sont les retraités savoyards en side-car, Bébert et Ginette, décidément à la pointe du progrès, qui m’ont fait découvrir les réservations en ligne…il faut avouer que c’est pratique, mais ça ne m’empêchera pas de retourner dans les motels de bords de route en me fiant au hasard quand , un jour ou l’autre, je reprendrai la route. En attendant, je découvre mon nouvel hôtel collectif, une petit maison, presqu’un bungalow avec des murs en tôle de plastique imitation bois. Il n’y a pas de télévision dans les chambres, c’est propre, bien tenu et même si le voisin d’à côté ronfle comme un diesel marin, même si celui du dessus fait tanguer la literie dans son sommeil agité, j’ai quand même l’impression que ce sera plus confortable qu’à Vladivostok…

Sakhaline


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Je suis parti pour Sakhaline… En regardant la carte de la région, avec la Corée et le Japon si proches, j’avais repéré ce prolongement septentrional de l’archipel Nippon, ce nom qui n’évoque à l’occidental moyen que l’ancien bagne du temps des Tsars, le climat redoutable, la mer glacée… Comme Tchékhov en son temps, une envie irraisonnée m’a poussé à aller voir à quoi ressemblait cette île de si mauvaise réputation. Je suis donc passé par l’Alliance Française pour savoir si ma venue pouvait intéresser quelqu’un sur cette terre de bagnards hostiles. Il se trouve qu’il y a dans cette île un lycée très dynamique que le passage d’un motard gribouilleur intéressait énormément.

Sakhaline n’est plus vraiment un mouroir pour bagnards repentis. Conquise en partie par les Japonais avant la révolution, elle leur fut rétrocédée après la défaite de 1945 et redevint entièrement russe. Ils n’ont pas de chance les japonais sur leur archipel trop petit pour eux, à chaque fois qu’ils ont vigoureusement voulu annexer des régions voisines, ils ont raté leur coup. C’est peut-être justement cette vigueur qu’on leur a reproché.On parle beaucoup d’un pont qui réunirait Sakhaline au Japon, il n’y a que quarante kilomètres, symboliquement ça ne manquerait pas de classe, mais il paraît qu’il y a beaucoup de Japonais pour qui cette île est toujours Nippone, alors peut-être qu’on craint de les voir tous rappliquer dès l’inauguration !

La douanière de Vladivostok…


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Retour à l’hôtel collectif…La vie y a repris son cours. Les  jours qui rallongent, les trains qui passent, celui de six heures trente annonçait l’arrivée du jour, maintenant quand il siffle, c’est toujours la nuit. Il m’est arrivé plusieurs fois de rester trois ou quatre semaines au même endroit, à réparer, attendre des pièces ou juste faire une longue pause, mais je trainais dans les contrées tropicales,là où les jours et les nuits, sans la moindre hostilité, se répartissent toujours les heures de jour et de nuit dans un parfait esprit d’équité. Je ne voyais pas le temps passer.  A Vladivostok, les jours raccourcissent et  les feuilles jaunissent, j’attends toujours des papiers et l’hiver arrivera bientôt… Je suis allé au bureau des douanes. Une fonctionnaire  en uniforme vert, terriblement sexy,  m’a fait signer trois bouts de feuilles en me fixant de ses yeux ravageurs… Dans un roman de gare, elle aurait glissé son numéro de téléphone dans mon passeport; dans un film porno, elle m’aurait  culbuté sur son bureau…  mais, là, dans la vraie vie, je suis reparti, à pieds sous la pluie, vers mon hôtel en longeant les quais du port à droite et la gare du trans-sibérien à gauche…les containers, les rails, les flaques… le rêve…quand même, elle aurait pu me ramener…

Nakhodka…Une matinée au camping avant de rentrer…


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Le matin, après une nuit en bungalow, Vladimir ne voulait plus ma lâcher. Il m’a invité à boire des cafés solubles lourdement tassés en mangeant des chocolats devant un match de boxe à la télé. Il est comme ça Vladimir, tout en nerfs et en muscles noueux, il aime les douceurs au petit matin. Il voulait que je l’accompagne au marché de Nakhodka pour aller chercher de la viande  rouge et puis que je reste plus longtemps…Une journée barbecue bien  virile , j’ai  pas envie du tout, alors je joue les petits bras et je réussi à me défiler non sans avoir, pour amadouer la bête, caricaturé un peu et accepté tous les selfies de rigueur, nouvelle et incontournable coutume de la world culture.

La route m’a ensuite ramené à la Vladivostok après avoir longé la mer et traversé ces forêts où rodent, m’a t’on dit les derniers tigres de Sibérie…

Et puis, finalement si je continuais mon stage d’essayeur moto…que puis-je encore ajouter pour finaliser le portrait de cette petite moto ? Son bruit de casserole qui ne correspond pas vraiment aux prouesses de ce petit moteur, son look audacieux pour ceux qui aiment l’orange, son moteur rageur même si il faut oublier de rouler au couple et ne pas hésiter à taper dans les rapports et puis bien sûr, cet incroyable freinage…surtout l’arrière… mais pourquoi donc toutes les motos n’ont-elles pas un frein arrière qui freine, puisque  KTM a prouvé que ça pouvait exister ? Mais bon, je vais encore essayer de vous en parler…après on passera à autre chose!

Balade en Primorié: De la forêt sauvage à la côte touristique…


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Le lendemain, il avait été prévu que je rejoindrais la directrice de l’Alliance Française pour l’aider aux dernières récoltes de son potager. Je n’ai jamais réussi à la joindre mais j’ai cru comprendre qu’elle avait eu un empêchement… alors j’ai trainé dans les villages environnants pour profiter de cette nouvelle moto. Tous ces petits bourgs qui semblent abandonnés à eux même, condamnés  à l’autarcie, oubliés pendant les hivers interminables mais, finalement, totalement fiers et  libres de vivre leur vie à leur façon … On me raconte qu’aux temps anciens de l’Union Soviétique, la vie des villages était très structurée autour des kolkhozes agricoles ou de petites industries. Il y avait du travail pour tout le monde, des écoles, des centres de santé et même  des cinémas. Après la Péréstroïka, tout a été chamboulé, les petites industries ont fermés, les kolkhozes sont partis en couille et la privatisation rampante  a fait disparaître toute cette vie rurale . Les jeunes sont partis à la ville et les vieux sont restés. Les jeunes ont un peu vieilli, ils commencent à revenir…c’est parce qu’ils ont la nostalgie, mais ils ne viennent plus qu’en weekend, prendre l’air, ramasser les légumes, se reposer de la ville. On en veut beaucoup à Gorbatchev d’avoir détruit le monde d’avant et d’avoir amorcé la dégringolade du pays et, envers et contre tout, on l’aime  le boss Poutine, qui commence à  monter des programmes pour redonner de la vie aux petits villages où les écoles, l’électricité, les autobus et les médecins se remettent en place peu à peu, tranquillement mais surement… Ensuite, je suis redescendu vers l’autre baie, celle de Nakhodka. La ville s’est construite, comme sa prestigieuse voisine, sur un site de collines au bord de la mer, mais quel triste mélange de n’importe quoi.  Il n’y a pas ce noyau romantique , souvenir des époques lointaines de la Russie éternelle… les immeubles soviétiques se mêlent a des architectures disparates, recouvertes de ces faux murs en plastique si moches avec leurs imitations bois, brique ou pierre. Les maisons sont séparées par des cloisons en taules colorées et puis des édifices religieux trop neufs et des centres commerciaux  où vient flâner une certaine  jeunesse  friquée, formatée et bien facebookée. Mais moi aussi, l’informatisation de la vie m’a rattrapé, il ne me reste qu’ à bouffer des pizzas grasses au mauvais jambon synthétique pour pouvoir accéder au wifi sacré. Plus tard, j’irai chercher où dormir, la forêt est loin derrière, il ne reste que des camps de vacances et des palissades en tôles colorées…alors je tente cette nouvelle variante…

Et ma nouvelle moto ? Nerveux, compact, ce petit bolide pourrait-être passe partout si le volumineux pot d’échappement n’était pas aussi bas et les suspensions aussi rigides, je sais qu’il existe une version pour le baroud qui, espérons-le, est équipée d’une selle un rien plus confortable, parce que rouler des jours assis sur ce bout de bois, c’est un coup à finir en fauteuil roulant (ou en side-car) rongé par les escarres.

… J’en profite pour faire mes premiers essais de commentateurs pour chaine de télé de fan de bécanes…   je ne suis pas certain d’avoir vocation en béton, mais bon…

la maison dans les bois du Primorié…


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J’ai donc pu, dès le lendemain, partir en balade dans le Kraï de Primorié, la région de Vladivostok. Après être passé saluer le mécano chez qui  j’avais bossé à mon arrivée, j’ai continué la route jusqu’au « Safari Parc »…Pas terrible le parc…une sorte de zoo où c’est le public qui est en cage…un petit circuit de passerelles grillagées qui surplombent quelques grands enclos.. Deux tigres, trois ours et quelques cervidés ; tu parles d’un safari. On a pas le temps de trainer, il y un guide et on doit rester groupé, pas question d’attendre au calme la bonne lumière sur le fauve assoupi, on se fait engueuler. Après cette expérience inoubliable j’ai repris la route qui traverse forêts et collines…le soir tombe, un panneau sur la droite: auberge forestière à cinq cent mètres.

Des maisons de bois dans une grande clairière avec quelques daims pour faire joli et des lapins de jardin en tronc d’arbre. Les chambres sont grandes, les lits géants mais les draps un peu trop petits.

Quand on fabrique soi-même son lit  à la hache avec des troncs, on a tendance à voir grand et quand on va chercher les draps dans le placard, on se fait toujours avoir ; on a l’impression de vouloir faire  son lit avec des mouchoirs de poche..

Il commence à pleuvoir, je suis prêt pour ma première nuit dans le calme profond de la forêt de Sibérie Orientale…

bosselages


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Les  ralentisseurs et les raccords de goudrons bosselés ne sont pas qu’une particularité russe, on en trouve un peu partout. Mais ici, il y a l’équivalent intérieur, le modèle « inside »,dans les escaliers d’immeubles soviétiques aux marches approximatives, usées par la chute du communisme, ou dans les hôtels par chers où d’innombrables décalages et pas de portes surélevés offrent un joli catalogue de farces et attrapes pour les orteils distraits.

Pour les feux rouges par contre, la terre entière pourrait venir prendre des leçons ici. Un feu   qui t’annonce le temps qu’il reste avant de changer de couleur, c’est une remarquable idée, dans un sens comme dans l’autre. S’il affiche deux minutes d’attente, on sait qu’on peut couper le contact, aller pisser ou s’acheter un journal. Inversement, si à l’approche du vert, on peut lire le décompte, on saura qu’on a le temps de passer tranquillement, sans ouvrir les gaz comme un acharné.

Sinon, les choses bougent pour moi, mais à un rythme débonnaire…j’ai déposé ma moto chez Ilya, on l’a chargée sur une remorque et, puissant symbole, enlevé la plaque d’immatriculation…il était temps, elle allait tomber toute seule… Demain il l’emmènera au port…Pour combien de temps ? Difficile à dire… mais pour que je ne m’ennuie pas trop, il m’a laissé partir avec une KTM …

Un américain à Vladi’


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 Devant l’alliance j’ai rencontré un américain en pâmoison devant ma moto, un petit mec  au physique et à l’âge indéfini, pas le genre dont on pourrait se dire au premier coup d’œil : tiens, mais que fait donc là cet Américain ? Il était, comme tous les voyageurs que je rencontre ici, en attente quelques jours d’un avion ou d’un bateau…Cette ville étant le  terminus du continent, on ne peut qu’y terminer son voyage. Je suis bien le seul à vouloir autre chose, mais je le paye d’une interminable attente. On imagine toujours l’Américain type athlétique, avec une mâchoire,  des dents et un brushing parfaits. Celui-ci était bossu, un peu crado quant à ses dents, je n’arrive toujours à savoir de quelle matière étaient faits les agglomérats laiteux qui s’accumulaient à la jointure de ses ratiches et de ses gencives, une sorte de poridge au tartre sans doute. C’est à son accent que j’ai compris que ce n’était pas un réfugié du Dombas. Il venait d’accompagner un groupe de motards qui s’était offert une traversée de Chine avec quelques motos japonaises, un guide et les formalités en règle. Encore un fois, on me rappelait que c’était le seul moyen d’entrer dans l’empire du milieu. Mon amerloque avait, lui aussi, un ancien flat Béhème ; il  ne pouvait qu’être attiré par ma vieille bête et toutes ses modifications farfelues. Un peu plus tard, dans la rue Svestlankaïa, où je passe ma vie,  j’ai croisé deux savoyards avec  de bons vieux trails japonais bien basiques. En transit bien sûr, la Corée ou le Japon, comme d’habitude…j’aurais presque pu aller y faire un tour. En Corée, c’est facile, il y a une journée de bateau, pas de visa ni de paperasses futiles pour la moto. Pour le Japon, c’est plus compliqué; il faut le fameux carnet de passage qui doit, en plus,  être traduit à l’arrivée…mais qu’irais-je donc faire là-bas avec mes cuirs râpés et ma moto antédiluvienne. J’ai l’impression qu’au pays du Soleil Levant on va me voir comme j’ai vu mon américain…Je préfère rester en Russie, même si je ne comprends toujours rien à ce qu’on me raconte, je  sais qu’ici il y aura toujours une place pour  ma patine et mes traces d’usure !

Les entre deux…


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Il fait toujours beau à Vladivostok…je partage mon temps d’attente entre la boutique de comic’s et l’Alliance Française. Je n’avais plus de nouvelles du Samouraï…je me disais qu’il  ne devait plus avoir de batterie dans son téléphone, mais par un bref texto, il s’est manifesté à nouveau. Il est comme ça le Samouraï, pas question de faire de la littérature.Après un passage au kloub, on m’a proposé de suivre la bande en sortie. Me voilà parti pour l’option virée de groupe dans la ville.  On a tourné un peu, c’est comme pour les conversations, je suis sans comprendre.

Etre sans comprendre, n’en sommes tous pas donc là?   Mais là je suis, du verbe suivre, ce qui n’est pas tout à fait la même chose…

Après un bref passage dans un bar de métaleux, je me suis dit qu’il fallait que je profite de l’entre-deux suivant pour m’éclipser. J’ai prétexté un coup de mou soudain et je suis retourné dans une piaule collective me plonger dans le bon vieux  roman de Dostoïevski qui m’accompagne fidèlement dans les moments de vide…  J’ai  donc repris ma case départ au centre ville, dans le petit hôtel collectif où, finalement, quand les voisins de chambrées sont des humains dignes de ce nom, on peut passer des nuits  tout aussi dignes de ce nom : des nuits humaines en quelque sorte… J’y ai quand même, à force de changer de chambre et de parking, égaré mon casque Nolan qui aurait encore pu me protéger le crâne quelques temps. Encore une histoire de vieillerie ; j’aurais pu en parler longuement avec Bébert ; la mémoire qui flanche, mon bon monsieur, quelle calamité…heureusement, tout petit déjà, mon côté rêveur dissipé atterrait mes professeurs ; ça rassure ; si  j’avais des prédisposition, il n’y a rien d’inquiétant.

Les motards étant d’un secteur vieillissant, quand ils se rencontrent de nos jours, ils parlent moins de mécanique et de gonzesses. Ils seraient plutôt portés sur les rhumatismes, les problèmes d’audition, de vue ou de prostate. Quand Bébert embarqua sa Ginette pour une traversée de la Sainte Russie, elle sortait d’une opération de la colonne et de la hanche… Le vieux motard, c’est un nouveau créneau d’avenir à exploiter, une souche, une cible marketing ; l’accouplement du fauteuil roulant avec la moto ça pourrait faire un nouveau produit phare. Mais finalement, cela n’existe t’il pas  déjà ? Ne serait-pas ça qu’on appelle un side-car ?

Bébert au départ pour la Corée…


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Aujourd’hui, Vladimir, le boss de toute la Russie est de passage à Vladivostok. Il doit tailler le bout de gras avec ses collègues du secteur à propos du trublion de Corée du Nord qui commencent à affoler les gens du coin. Toute cette effervescence risquant de provoquer quelques embouteillages supplémentaires, Yuri est venu chercher Bébert et sa régulière un peu plus tôt que prévu pour l’emmener à la gare maritime. Nous étions  donc  encore à siroter tranquillement notre thé en devisant de l’usage du Monde et des profondeurs de l’Humanité quand la sonnette nous ramena en sursaut à la réalité . Comme d’habitude, je n’avais pas vraiment bouclé mon paquetage alors que la famille Bébert s’était levée plus tôt pour parer à toute éventualité. Le  temps de m’activer un peu, ils avaient disparus.

Les rencontres  sont toujours plus intenses en voyage, même si on croit y chercher la solitude ou le repli sur soi-même ; mais on se quitte souvent comme un souffle d’air, un pet de mouche, puis celui qui reste se sent vaguement tout seul…même si, lui aussi, a un voyage à faire…mais dans mon cas, peut-on encore parler de voyage ; ne suis-je pas simplement  en résidence ?

Comme je me sentais un peu vaseux, envahi d’une légère mélancolie, j’ai bondi sur mon vieux cheval et, bravant les embouteillages, je suis allé faire un saut à la gare maritime… J’y ai donc pu faire mes adieux  aux retraités, sachant que de nos jours, grâce aux techniques modernes, personne n’est  plus jamais  vraiment disparu à jamais…

Mais il ne faudrait pas que Kim jongUn balance un pétard sur le ferry qui les emmène en Corée du Sud…

ping pong au téléphone….


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Bertrand avait, pour négocier ses transports, un transitaire spécialisé. Moi, depuis mon arrivée, je laissais faire Ilya qui me tenait au courant de l’évolution du dossier. Et puis, Ilya m’a dit que c’était plus compliqué que prévu, qu’il fallait vraiment que la moto quitte le territoire pour pouvoir la réimporter, qu’il n’y avait pas moyen de tricher avec tout ça…Alors j’ai appelé Youri, le transitaire  des motards qui  m’avait déjà croisé au Kloub. Lui, il me dit qu’il peut aller plus vite en prenant plus cher. Je vais voir Ilya au centre ville ; il me dit que c’est impossible de faire autrement, que c’est louche les plans de Yuri, que ça risque d’être bidon et de m’amener des embrouilles à la sortie. Je joue au ping pong entre les deux, quand je rappelle Yuri il me dit qu’il a déjà vu un dossier à mon nom à la douane…les deux pistes se rejoignent, c’est encore plus flou,  alors, je choisi la sécurité, je fais confiance à Ilya et je ne saurai sans doute jamais lequel aurait été plus rapide ou fiable que l’autre. Quand on a le choix entre deux routes, il faut se décider pour ne pas prendre racine et ce qu’aurait pu être l’autre route, il ne faut plus jamais y penser. Le voyage c’est comme la vie, il faut avancer et ne jamais regretter…mais dans mon cas précis, je n’avance pas vraiment…

Dernière nuit dans l’appartement à Vladivostok…


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Pour les retraités, les choses avancent plus vite… Demain matin, ils embarquent pour la Corée et moi j’attends toujours. Quelques pistes se profilent dans ce casse tête paperassier que je tente d’affronter. Nous quitterons donc l’appartement pour suivre nos destins respectifs.

Nous n’étions pas si mal dans notre cinquième étage. Un immeuble tout ce qu’il y a de Soviétique mais  refait, équipé, ripoliné, à deux pas du supermarché ; on y aurait presque changé de routine et refait nos vies,  mais ce ne fut qu’une petite étape de ce  voyage immobile dans les contrées bureaucratiques.

L’attente…


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L’attente est une des composantes inévitables du voyage au long court. Les formalités, les passages de frontières ou les aléas mécaniques plongeront toujours le voyageur   dans les affres de l’attente. Mais, contrairement à son parent pauvre le touriste, le voyageur comprendra très vite que l’attente est source de rencontres et d’aventures intérieures, il la vivra intensément, sachant très bien qu’elle lui fournit un peu de ce repos indispensable avant les longues épreuves physiques de la route. Mais avouons-le, il ne faut pas non plus que ça traine des mois, parce qu’à force, ça énerve aussi, l’attente…Geneviève et Bertrand attendent la bonne volonté de Youri, leur transitaire. Moi j’attends celle de Ilya qui connaît les passages secrets des bureaux de douane, même si parfois j’appréhende qu’il ne s’y soit perdu.

Nous avons tous quitté nos hôtels respectifs. Un congrès très important au centre ville monopolise les chambres de tout le parc hôtelier ; Bertrand m’a donc invité à séjourner dans l’appartement où ils se sont installés en attendant leur départ. On y parle plus philosophie que joint de culasse, ce qui n’est pas pour nous déplaire. Nous sommes retournés à Russkiy Island où je leur ai fait découvrir la plage, les viaducs et la chute de reins des filles de Russie qui pourrait rendre fous les vieux motards égarés sur ces  derniers virages avant le Pacifique…

Vidéo : promenade sur les ponts  et à la plage

le garage près de l’aéroport d’Artiem…


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Depuis mon arrivée, quand je veux faire de la mécanique, je ne vais pas qu’au Kloub. Ilya a tenu à m’emmener chez un ami à lui qui, dans la ville de l’aéroport, cinquante bornes au nord, tient un petit garage…  informel bien sûr, comme d’habitude. Je pourrai , bien encadré, y changer quelques joints fatigués sur la fourche et le moteur et  rhabiller ma roue avant du pneu offert par l’homme aux yeux clairs… Mais c’est un peu loin et puis il y a cette musique, cette insupportable bande FM… la radio de merde est , avec le calendrier de gonzesses à gros nichons, un classique du décor d’atelier.

C’est vrai qu’il y a des exceptions, je sais,  j’ai les preuves, mais là, à Artem, la petite ville de l’aéroport, c’est comme ça…et moi, bon, les calendriers pourquoi pas, mais la bande FM, ça, non ; je n’y arriverai jamais…

Alors j’ai arrêté de faire de la mécanique pour me replier sur les petits dessins ou le tourisme , après tout, elle tiendra bien comme ça la moto…il faut garder un peu de suspense pour quand  je pourrai repartir, quand  j’aurai mon papier…demain…ou après demain….

au bout du bout de la grande Russie…


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Je suis allé faire expertiser ma moto. Une étape de plus pour son homologation sur le sol russe. Le bureau de l’expert est perdu dans un immeuble presque introuvable dans la péninsule qui prolonge la ville jusqu’au phare planté devant Russkiy Island. Je me suis levé tôt pour arriver à l’heure mais je n’avais aucune inquiétude puisque Kévin2, mon nouveau Navigator refilé par Tecnoglobe, allait m’y emmener en quelques minutes…mais Kévin est capricieux, il refuse de reconnaître l’adresse que je localiserai finalement avec le petit logiciel « plan » de mon téléphone. La technologie m’a quand même sauvé la mise parce que, cette péninsule, c’est un vrai labyrinthe. Pour y accéder on prend la route qui passe devant la gare du Trans-sibérien et la gare maritime et puis on continue. Sur la gauche, il n’y a que des installations portuaires et sur la droite quelques kilomètres de ville soviétique et de bâtiments militaire et puis tout au bout, un peu de lande broussailleuse qui se termine par une fine langue de terre qui accède au petit phare, ultime bout du bout du continent. C’est un endroit calme, on peut y prendre un bol de quiétude en mangeant une gaufre au sucre. Quelques villas commencent à pousser  au milieu des broussailles. De l’autre côté de la péninsule, la mutation urbanistique est plus impressionnante. Comme les installations portuaires y sont plus informelles, la ville moderne , chic et balnéaire y progresse à pas de géant. Depuis le vieux centre, les restaurants, les immeubles chics et  les pistes cyclables remplacent progressivement des terrains plus que vagues, jonchés de containers, de grillages, de préfabriqués et de vieux bulldozers. Et sur la hauteur, c’est un joli mélange, une bruxellisation à la Russe, des bâtiments de la marine en béton, des immeubles en briques et quelques  maisons du dix neuvième transformées en restos chics ou en consulat de Chine ou de Corée et puis même quelques-unes en bois, rarissimes, planquées dans les coins en attente de la mort des vieux qui y croupissent encore pour que les héritiers vendent le terrain une  fortune un jour ou l’autre à d’avides promoteurs aux aguets.   L’expert n’était pas du tout un vieux fonctionnaire à casquette mais un jeune  homme bien sympathique qui a photographié ma moto en rigolant puis m’a promis le papier magique pour très bientôt, c’est promis, juré et même craché…                                      Alors, je vais continuer à flâner…

Bertrand et Geneviève…


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Bertrand et Geneviève sont arrivés à leur tour et moi, j’ai l’impression d’être une espèce de réceptionniste pour couples en transit au bout du continent. Ils sont, eux aussi, un peu retraités mais moins briscards que notre Breton. Ils ont quand même traversé toute l’Asie centrale et la Russie en side car Triumph. Maintenant ils cherchent l’accès au Japon ou à la Corée, ils se tâtent, ils prennent le temps de réfléchir…Avant les retraités partaient en camping car, maintenant ils partent à moto. La bécane, c’est devenu un truc de vieux, vestige d’une époque d’insouciance, vaguement hippie, où la moto pouvait encore être synonyme de liberté, de cheveux aux vents, avec des fleurs dedans, à condition de ne pas rouler trop vite. En France où les slips devront bientôt être homologués, l’insouciance en prend pour son grade… chez les Russe, on peut encore y croire.                               Bertrand, je n’en suis pas peu fier, a chopé le virus, l’envie de grands voyages, en lisant mes blogs. Il a pris contact avec moi en commentant un des articles…il était à Irkustsk, chez Dima et Tatiana qui s’inquiétaient pour moi…  Bertrand et Geneviève s’appellent sur leur blog « Bébert et Ginette »… je m’attendais donc à voir arriver deux prolos parigots en side Ural, la clope au bec et le perfecto graisseux. Je fus donc très surpris de retrouver dans le hall de leur vieil hôtel chic un couple tout ce qu’il y a de plus raffiné, vaguement vieille France, limite sang bleu… il doit peut-être avoir honte quelque part d’être un avocat savoyard qui claque son héritage en s’offrant, en guise de préretraite, une ultime folie nomade !                                                                           Pendant ce temps-là, Ilya me confirme régulièrement que mon dossier est entre de bonnes mains, mais je me demande parfois si je ne suis pas venu ici juste pour y faire homologuer ma moto en regardant passer les autres…mais cette homologation sera tellement précieuse pour la suite.