petit film en épilogue


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Pendant les longues  heures passées dans le camion, l’autoradio de Yura m’a permis de découvrir le merveilleux décor sonore de la variétoche sibérienne… subtil mélange de Stone et Charden et d’Ivan Rebroff…au fur et à mesure qu’on avançait au rythme lent des chaos de la Route d’Hiver, juste à côté de mon oreille, l’enceinte acoustique me berçait de voix graves, d’accordéons et de guitares… j’ai réussi à en capter des bribes avec mon téléphone et à les coller sur ces quelques images qui vont conclure le nouveau récit sibérien…les voici donc…  https://www.youtube.com/watch?v=ShdFJDlXuDs

(comme je suis une bille en informatique, je vois laisse faire un copié-collé , vu que je ne sais pas comment il faut faire pour juste avoir à cliquer dessus!)

Voyager…Avec sa moto…


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On dit parfois, je voyage avec mes godasses, avec un âne ou un vélo…ça ne stipule pas spécialement qu’on y a mis les pieds ou posé ses fesses, on peut marcher juste à côté… Cette année, je n’ai pas vraiment voyagé à moto, juste avec. Si on me demande, « t’étais en voyage cette année ? » Et oui, je suis reparti… « et toujours à moto ? » me demandera t’on … et oui, toujours avec ma moto… ce petit subterfuge de trois lettres va me permettre de sauver l’apparence face à des lecteurs qui ne conçoivent la route que sur une bécane… Je suis des leurs en plus, je ne peux le nier… mais il y a des coins où parfois, seule une certaine adaptation permet d’aller plus loin. Et puis cet univers des camionneurs libres est, à sa manière brute de décoffrage, tellement attachant… Pendant que je changeais de paradigme, que je découvrais la camaraderie bourrue du monde de la route d’hiver et cette liberté absolue dont ils jouissent en toute insouciance, ma monture fidèle suivait dans la benne.Maintenant que je suis devenu pécheur, j’ai déjà lancé d’innombrables lignes et il y en bien une où va mordre celui qui me trouvera le propusk pour la prochaine fois… pour arriver un jour au bout de la carte avant d’être vraiment trop vieux ou d’être mort…

Encore une histoire de vaste poussière…

le dernier jour à regarder la glace…


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Pour le dernier jour tout maussade, par des chemins devenu boueux, Evgeniy m’a emmené une dernière fois à la pèche. Ce ne sera vraisemblablement jamais une nouvelle passion folle, mais je me devais d’être là, avec lui, une dernière fois sur la glace en face du petit trou… Je pars bientôt chez moi pour un an de cure…Pour le dernier soir, je m’offrirai l’hôtel Okéan, magnifique établissement complètement Soviet Time dans sa démesure, son architecture austère et son bar à putes… le tout avec vue sur la baie … Demain sera un autre jour, celui des attentes, des décalages, des heures passées, comprimés entre des passagers trop gros, des enfants trop bruyants… à côté, une semaine de camion, c’est la cure de repos…

Petite soirée entre amis, sur fond de fonte…


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Le soir, Evgeniy et Nina m’ont emmené, comme en septembre dernier, dans cette grosse maison cossue au bord de la baie. C’est là qu’habitent Lucia et Sasha. Lui il bosse aussi dans le gold bizness mais un cran au dessus, je crois. Elle, elle reste à la maison s’occuper de la déco toute en dorure bien astiquée. Il a fallu faire honneur à mon hôte et vider quelques petits shoots de vodka, ; qu’importe, je rentre bientôt chez moi pour un an de cure… Dans la baie, en quelques heures, la glace s’est brisée et de larges plaques commencent à dériver vers le large, c’est bien le printemps qui s’annonce.

A marée basse, chaos immobile, les blocs se déposent sur le sol. A marée haute, les vagues les envoient se briser sur les rochers où ils s’échouent en attendant l’été…

Quelques jours à Magadan


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Je repasse à Magadan, le temps d’aller revoir la famille de Evgeniy, le temps de quelques petits déjs « fitness » à l’hôtel Vénéra, le temps de reprendre quelques vieux réflexes d’habitué même plus en attente du moindre camion… Il a neigé cette nuit…

L’hiver traine autant que moi …fin septembre il balance toujours quelques coups de semonce avant de prendre le pouvoir et quand, au printemps, arrive l’heure de sa destitution, il a bien du mal à plier bagage. Alors que les tas de glace du mois dernier avaient disparu, tout s’est soudainement recouvert d’une épaisse couche de neige lourde. Le printemps n’est pas une belle saison en Sibérie, c’est le temps des ciels gris, des averses de neige fondue, des flaques de boues et de la glace qui s’en va sur la mer…

Les chiens et l’aéroport…


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Pour mon dernier matin à Omolon, j’ai décidé de pactiser avec les chiens ; on n’est jamais trop prudent. Depuis que j’ai suggéré à Evgeniy de commercialiser leur viande, j’ai l’impression qu’ils me regardent bizarrement. Tous ces chiens errants qui vivent leur vie en marge de la nôtre ont quelque-chose d’inquietant…ça me rappelle les rhinocéros de Ionesco, les envahisseurs de David Vincent, les cosses maudites des profanateurs de sépultures ; ils sont là, partout, mais on ne les voit pas, on ne leur prête aucune attention, ils vaquent à leurs occupations mais qui s’en soucie ? Les chiens ne revendiquent rien, ils sont juste là, toujours un peu plus nombreux et peut-être qu’un jour, ils vont s’énerver, passer à l’attaque, mettre des gilets jaunes…C’est pour ça que je préfère pactiser, on n’est jamais trop prudent. Et si c’était eux qui pouvaient me délivrer le propusk ?    Sait-on jamais…Le docteur est donc venu me chercher au garage avec sa motoneige et m’a emmené à l’aéroport. Je crois que de tous mes voyages, je n’en avais pas vu d’aussi déglingué. C’est un vrai aérodrome de dessin animé, tout en bois avec des escaliers tordus et du plancher qui grince. Le vol hebdomadaire peut embarquer une dizaine de passagers et pas trop de bagages; ça tombe bien, j’ai presque tout laissé au garage …

En deux heures il me ramène à l’aéroport de Magadan . Je prendrai une chambre juste en face, une chambre calme, avec un vrai lit et des vraies douches… après cette dizaine de jours, un peu de ce petit luxe, ça pourrait presque faire croire que le bonheur existe et ne tient qu’à une savonnette…

Le docteur et son alambic


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On commence à bien me connaître dans le village. La moto ne passe pas inaperçue et quand c’est à pieds que je vais chercher de la connexion, dans les couloirs de l’école, ou dans le bureau de Vassili, on me salue « fransouss, fransouss » oui c’est bien moi, les amis, et je reviendrai bientôt ; il faut juste que je m’organise…

Quand je vais me connecter dans le bureau de Vassili, il me laisse un petit bureau et m’offre du thé avec des gâteaux…difficile d’imaginer la même scène en France… le flic qui verbalise puis invite pour le goûter ; vraiment, le Tchoukotka, c’est une autre planète.Le docteur, à son tour, m’a invité chez lui pour déguster son spiritueux. Il me fait la démonstration de son alambic et commence à trinquer… il m’explique comment fonctionne l’hôpital, la hiérarchie héritée de l’époque soviétique puis les problème d’alcoolisme dans ces régions isolées, puis il me ressert un troisième verre. Il me fait goûter de la viande séchée d’élan, puis de la couenne de baleine séchée et me ressert encore un verre. On vide cul sec et on change de sujet, il me montre sa kalach collector de 1962 avec laquelle il va chasser l’élan et, après s’en être resservi un petit, on fait des selfies devant l’alambic avec la mitraillette… donc, voilà, il y a donc des problèmes avec l’alcool mais bon, on va goûter les pirminis à la viande d’élan et tant qu’on y est on s’en ressert encore un petit…quand je reviendrai la prochaine fois, blindés d’autorisations spéciales, le docteur a proposé de m’héberger à l’hôpital , que j’y serai mieux qu’au garage… ça se tient, il pourra me mettre sous perf pour la gnôle et si je dois me faire rapatrier, on sera sur place pour diagnostiquer le coma éthylique… quand on a eu vidé le carafon, le docteur m’a ramené à fond la caisse sur son scooter de neige… demain, c’est lui qui va m’amener à l’aéroport, je n’ai aucun inquiétude, il est même pas bourré…

La petite maison dans le garage


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Il n’ y a plus personne dans le garage, la petite maison qui, il y a deux jours à peine, était encore encerclée par les Kamaz, les Gaz et les Ural vrombissants, n’est plus entourée que de neige. Il n’y reste que Sacha qui s’active toujours à faire de la soupe et à entretenir le gros poêle puis Alyocha qui semble être son assistant, mais passe beaucoup de temps à roupiller devant la téloche en tétant ses clopes qui puent. Ce joyeux duo, avec lequel je partage la chambre surchauffée, se lève toujours vers cinq heures du matin en allumant la télé et s’active sans trop se fatiguer à relancer le feu … Quand il y a du monde autour, un vie bruyante et désordonnée envahit la cuisine pour se revigorer à grands coups de thé (en sachet) et de café (soluble).

J’ai rangé la moto toute équipée de ses chaines et de ses skis dans un grand garage et stocké la batterie sur une étagère près de poêle. Rouslan m’a invité deux fois chez lui pour caricaturer toute la famille. On a mangé de l’élan ; c’est du costaud l’élan, à côté le sanglier, c’est du cochon de lait. Lui aussi vient du Daghestan… Rouslan, pas l’élan…il est venu là en soixante huit quand il était tout petit, à l’époque il n’avait pas encore cette magnifique rangée de dents en or qui brillent de mille feux quand il éclate de son rire tonitruant ou de ses colères homériques.
Rouslan me montre sa carte de député d’Omolon, il me parle beaucoup et toujours en Russe, Il doit faire beaucoup de fautes d’orthographe parce qu’à chaque fois qu’on tente de converser avec Google, ça ne veut rien dire du tout. Alors, j’invente le scénario des conversations en saisissant des bribes et en laissant mon imagination construire le reste. C’est toujours comme ça que je converse et pendant des semaines, je ne sais jamais précisément de quoi on a parlé, c’est à se demander  parfois si parler ne servirait pas juste à autre chose qu’à faire du vent…

plus le droit de continuer…


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Vassili a eu la réponse de sa hiérarchie, je n’ai absolument pas le droit de venir à Bilibino. J’envoie des messages un peu partout pour savoir qui pourrait me dénouer tout ça. Rouslan peut garder la moto dans un container et l’avion hebdomadaire pour Magadan me laisse quelques jours pour tenter de rebondir. Si on y arrive pas, la moto est quand même arrivée jusqu’au garage de Rouslan, ce n’est pas si loin du but que je m’étais fixé : le port des péniches de Tcherskiy n’est qu’à une centaine de bornes de Bilibino, de l’autre côté de la Kolima, là où il n’ y a pas besoin de papiers spéciaux. Quant à Bilibino, c’est à trois jours de camion. Il est sans doute plus sage de savourer cette petite défaite comme une légère victoire. Finalement, grâce à Yura, on a torché le tronçon le plus compliqué de la route d’hiver en un temps record et à Omolon, je pourrai facilement revenir et trouver un camion dans quelques mois et pour la moto, une place lui est déjà réservée dans le grand garage de Roulant…Il me reste un peu de temps pour l’entrainement avec la motoski ; le système est quand même bien efficace quand on arrive à éviter la neige molle et les ornières, c’est assez précis, même dans le village où, reconnaissons-le, je ne passe pas inaperçu. A l’occasion d’une pause forcée pour sortir d’un tas de neige molle, j’ai été accosté par quatre jeunes femmes vaguement bourrées et pas mal édentées. Il n’a pas été simple de sortir de ce guet apens, elles semblaient bien empressée de me garder pour vider quelques litrons…je me demandais où était l’élément féminin de cette étape, maintenant que je le sais, je suis très content d’être au garage des hommes…

Refaire sa vie à Omolon


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Il y a six ans, la température est tombée à moins soixante quatre. On exhibe les records qu’on peut ; en attendant, c’est un peu le printemps et au petit matin, il ne fait que moins quinze ; pour la nuit, je protège la moto avec ma tente grossièrement jetée dessus ; ça lui laisse un peu plus de chance de démarrer le matin. Le froid engourdit tout, les pistons ont un mal fou à se décoller, même avec quelques coups de kick en guise d’échauffement, la batterie a bien de la peine à lâcher de l’énergie, même les câbles de gaz tout neufs sont tout engourdis, mais je ne peux quand même pas laisser tourner toute la nuit comme font les chauffeurs de camion. Yura est reparti à vide à Magadan, il m’a même proposé de refaire équipe, si je dois retourner au point de départ. La case départ ; quelle horreur, on a eu tant de mal à arriver jusqu’à Omolon. Et puis, mon cas n’est pas désespéré, on attend des nouvelles de la hiérarchie. Depuis mon arrivée, il y a une escadrilles de camions à forages qui attend des réparations pour repartir vers Bilibino ; en trois jours, on a eu le temps de faire connaissance et ils sont tous d’accord pour charger la moto et m’embarquer avec eux… mais je crois que ça ne plairait ni à Vassili, ni à sa hiérarchie. Il ne me reste qu’à nouveau apprendre la patience, savourer la chance que j’ai d’être dans un endroit où, sans doute, fort peu de motards sont venus s’échouer. D’ailleurs, Andrej le traducteur est ravi de ma présence car lui aussi, il aime la moto. Il vient me rendre visite régulièrement avec sa petite enduro chinoise, il me dit à chaque fois qu’on va aller faire une balade mais, visiblement, il a toujours autre chose à faire.

On s’installe à Omolon.


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On a descendu la moto de la benne. Elle a redémarré sans problème et pendant que Yura déchargeait ses palettes de poulets et de pâtes, j’ai remonté les skis sur le cadre et puis j’ai fait quelques tours de parking entre les camions avant de retrouver assez de confiance en moi pour tenter un essai sur route et me planter quelques mètres après la sortie, sous les regards des camionneurs hilares. Il va falloir que je m’entraîne un peu, une route enneigée n’est pas le Baïkal, et si on négocie mal une ornière, on est bon pour la sortie de route.

Après cette remise en forme, je suis retourné voir Vassili avec mon dossier sous le bras. Il avait l’air contrarié, mais il m’a dit de ne pas m’inquiéter. On a donc fait une longue déclaration traduite en anglais et en français pour essayer d’expliquer comment j’étais arrivé là sans autorisation. Officiellement, je suis tombé en panne de l’autre côté de la frontière et c’est un camion en route vers Omolon qui m’a sauvé la vie et m’a ramené au garage. Il semblerait que cette version me permettra de continuer sans complications. Olga , que j’ai pu contacter discrètement grâce à la connexion, me rassure par message ; elle m’écrit que c’est juste un petit flic qui fait du zèle, que ça va s’arranger… Le soir est tombé et Andrej, le traducteur, propose de m’inviter pour le repas du soir ; il veut s’excuser Andrej, s’excuser de cette bureaucratie envahissante, me montrer que l’hospitalité russe ce n’est pas ce que je viens de vivre… il a aussi invité deux amis du Daghestan, venus ici pour trouver du travail et l’inévitable Vassili, toujours sur sa réserve, même après quelques bières… et puis je suis rentré, Ali, un des deux daghestanais, a voulu me ramener dans son sidecar Ural, mais ça n’a pas voulu démarrer. Ali s’énervait sur son kick, démontait ses bougies. Je lui disais que je pouvais rentrer à pied, qu’il n’y avait qu’un quart d’heure de marche mais non, pas d’offense à l’hospitalité russe, je suis prié de patienter dans la carcasse de métal glacé de son vieux panier. Il abandonnera au bout de dix minutes et me laissera rentrer dans la nuit submergée par les hurlements des chiens.

premier jour à Omolon


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Grâce à Yura, j’ai été incorporé bien rapidement au petit monde des camions. Sacha, le cuistot édenté, Rouslan, le chef du garage et puis tous les camionneurs ; on dirait qu’on m’aime bien… c’est bizarre, je ne suis pourtant pas bien causant… mais alors, qu’est ce que je deviens balaise en caricatures. Comme on me l’avait conseillé, je suis allé me faire enregistrer au poste dès le premier jour ; c’est en plus le seul endroit où se cache un peu de connexion, le trajet à pieds dans la neige sera bien amorti; il faut rationnaliser ses mouvements dans ces régions où la vie n’est pas simple. Vassili, le petit flic rondouillard m’accueille sympathiquement mais néanmoins avec la réserve qu’exige son statut, il me laisse tout le temps que je veux pour ma connexion et il me signale que pendant ce temps-là, il va s’occuper de mon enregistrement dans le territoire autonome de Tchoukotka… Je rentre donc à la tombée de la nuit, avec pour seule compagnie, les aboiements des chiens. Vassili m’a demandé de repasser pour enregistrer la moto après une bonne nuit de récupération. Il est bien tranquille ce petit flic, mais, sans le savoir, j’ai mis le doigt dans un engrenage bureaucratique qui risque de déglinguer mon programme.

Arrivée à Omolon


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C’est bien tout petit, Omolon, mais on ne l’a pas loupé. Un gros village perdu avec, dès l’entrée, en bord de forêt, un garage à camions où je vais sans doute faire une pause aléatoire d’une durée absolument indéterminée . C’est bien calme Omolon, sauf autour du garage à camions… tous les conducteurs qui font la pause ici entre Magadan et Bilibino dorment dans la cabine et laissent tourner le moteur pour roupiller au chaud.J’ignore complètement quelle sera vraiment la consommation totale pour un Kamaz six-six, à dix à l’heure, pendant cinq cent bornes, plus les nuits pour le chauffage et d’une certaine manière je préfère ne pas le savoir. J’ai scrupuleusement ramassé les boites en plastique que semait Yura pour apaiser ma conscience qui ne sera jamais vraiment sereine quant à mon bilan carbone. Peut-être que ces phantasmes de voyages lointains sont un caprice de gamin du vingtième siècle et qu’il faut, une fois pour toutes, admettre qu’on a changé d’époque et que, finalement, le Paris Dakar devrait être considéré, depuis quelques années déjà, comme un crime contre l’humanité…Omolon, c’est donc très calme. Quand, la goutte au nez, on marche le soir dans l’unique rue sous le ciel chargé d’étoiles, il n’ y a pas le moindre bruit… jusqu’à ce qu’un chien aboie. En un instant, c’est une réaction en chaîne qui submerge l’épais silence; tout le village résonne des hurlements de chiens; le piéton égaré aura bien du mal à regagner sans un léger stress le garage à camion où il a élu domicile.Il ne me reste qu’à trouver un camion pour Bilibino ; je n’ai aucune inquiétude, je suis arrivé dans l’endroit idéal. Idéal pour trouver un camion, je veux dire, parce que, par exemple, pour draguer, ce n’est pas vraiment ici, l’endroit idéal ; le monde des camions reste désespérément masculin…

La route d’hiver ; quatrième jour


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Ce matin, lever à cinq heure trente, il fait déjà jour. Il n’y a rien à fêter, Yura a  juste décidé de démarrer tôt. Il fait moins quinze ; sur la neige bien dure ce sera moins compliqué de gérer le Kamaz. Yura a préparé ses vitamines, dans un bol en inox : il a émietté un paquet de clopes puis, minutieusement, il y a incorporé de l’huile ; pas celle pour la salade, ni celle pour les embiellages, non, celle des hippies qui fait pousser des fleurs dans les cheveux…

Ensuite, deuxième préparation, il a mixé de la gnole à quatre vingt dix avec de l’eau et du morse. Le morse, ce n’est pas le gros phoque avec des dents écartées comme celles de Vanessa Paradis, c’est juste une espèce de grenadine…Enfin, pour les bières, le pack est juste à côté, bien à sa place à portée de main. Une fois qu’il a vérifié ces trois points essentiels, on peut attaquer la route tranquille.Il y a quelques passages à gué, Yura va toujours jeter un coup d’œil et casser la glace de l’autre côté pour éviter d’avoir une marche verglacée trop haute à franchir en sortant de l’eau…

Quand on voit un oiseau, il  me propose systématiquement de le dégommer. Je lui explique que ne suis pas vraiment un grand tireur, alors il décide de m’entrainer un peu… il pose une canette sur un tas de neige sans même sortir du camion puis s’arrête cent mètres plus loin pour l’entrainement.
Je ne suis pas vraiment doué avec les gros calibres, alors il va me montrer, mais à part claquer dans les troncs de mélèzes, ses balles n’atteignent pas mieux la bouteille… alors on arrête aussi sec  la séance de tir et on repart. Au moins il aura servi le fusil. On avait aussi amené des skis rustiques en planche, des cannes à pèche et le machin pour les trous dans la glace et puis une tronçonneuse avec une lame de secours ; il faut tout prévoir sur cette route, une simple tempête de neige et on reste bloqué une semaine de plus.

La bouteille restera plantée là, une de plus après les innombrables que Yura sème au bord de la piste, mais celle-là, rescapée de fusillade, elle restera fièrement plantée jusqu’au dégel.
On trace aujourd’hui ; parfois on dépasse le quinze à l’heure, à cette vitesse vertigineuse, on risque de louper Omolon, surtout qu’il paraît que c’est tout petit.

La route d’hiver ; troisième jour


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Hier soir, Yura a retrouvé un collègue qui venait en sens inverse. Comme c’était son anniversaire, on a trinqué jusqu’à minuit… enfin surtout eux, moi je m étais écrasé dans mon coin avec mon carnet de croquis. C’est pratique le carnet de croquis, ça évite de trop passer pour un asocial qui boude et le résultat fait toujours marrer tout le monde. Au milieu de ces conversations auxquelles je ne comprends rien et qui montent en pression au fur et à mesure que se vident les verres, moi, imperturbable, je garde ma contenance.A six heures du matin, Yura a sonné le réveil à grands coups de klaxon. C’était, paraît-il, l’anniversaire de son papa, celui qui est mort en réveillonnant, alors on se devait de trinquer à sa santé…on a trinqué comme ça plus de trois heures durant, enfin… surtout eux !En partant vers dix heures, il était moins frais que la veille, le chauffeur, et le camion traçait sa route nettement moins droit que d’habitude. On a tangué dans les ornières, godillé dans la poudreuse, hoché du cul tant qu’on a pu; à la fin de la journée, on avait fait tout juste soixante bornes.

Quand il commence à rouler en nocturne, Yura lance un appel sur la cibi pour repérer si il y a des collègues dans le secteur. Il arrive comme ça à toujours trouver quelqu’un pour l’apéro.Serait-ce encore un piège qui se pointe ? Pas moyen de se défiler, ce n’est pas grand une cabine de camion…dehors il fait froid, dedans on est noyé dans la fumée, je m’accroche à mon crayon, je l’ai voulue la route des camions ? Et bien je l’ai.

La route d’hiver, second jour


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Tout semblait si simple sur cette piste… mais pourtant, à peine un peu plus de deux cent bornes après Omsushan , il a fallu tourner à droite. Un simple petit panneau de bois et, dessus, indiqué à la peinture dégoulinante : Omolon.Cette bifurcation ressemble à un chemin forestier vosgien, à un sentier agricole dans les campagnes betteravières. Deux ornières dans la neige, parfois une piste à travers les  grosses mottes herbeuses des tourbières qui réapparaissent. Un engin de chantier doit passer de temps en temps. Sans doute qu’il racle sommairement après les tempêtes de neige pour retrouver le sol réel ; Il racle même la glace des passages à gué qui parfois ont l’air plus bas que le niveau de l’eau figée.Le ciel restera parfaitement dégagé sans un souffle de vent.  Dix heures plus tard, un peu courbaturés, nous ne serons à peine que cent kilomètres plus loin…

La route d’hiver ; premier jour


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On aurait pu croire, pendant deux cent kilomètres, que cette route d’hiver était aussi tranquille et peinarde qu’une route fédérale de base. La tête sur la vitre, je regardais défiler le paysage, comme quand j’étais môme et que ça me faisait rêver…Je scrute les ornières, la poudreuse qui effleure les cailloux, je rêve que je suis au guidon, je cherche les trajectoires… et tout en étant affalé dans un camion russe, je suis un peu dans la Citroën de papa, un peu au guidon de ma vieille brèle, un peu partout et nulle part…Je m’imagine organiser un périple pour motards avertis dans ces contrées presque polaires, ce qu’il faudra emmener, comment il faudra équiper les motos, quel modèle choisir et je commence à imaginer la chaine à neige idéale. Il nous faudra aussi un camion d’assistance, je mettrai Yura sur le coup, il connaît la route d’hiver comme si c’était lui qui l’avait construite… je le sens bien, là ; on arrive à une sorte de parking dégagé où deux camions font déjà la pause…je lui en parle dès demain…

La route qui n’est plus la route…


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C’est maintenant que ça va se compliquer. Malgré les vodkas qu’on s’était enfilées hier, tout le monde était allé se coucher tôt, on a donc pu se faire une nuit correcte avant de reprendre la route. En face de la cour bordélique du garage, est plantée une maison qui fut peut-être même jolie mais  il y a bien longtemps, elle est toute effondrée. Il paraît que c’est là, les chiottes. Quand je m’y suis aventuré, le rouleau à la main, je cherchais comme d’habitude dans ce genre d’endroit stratégique, la planche avec le trou. Mais ici, c’est encore plus rudimentaire, il suffit de chier par terre et ça gèle tellement rapidement que ça ne sent rien du tout. Esthétiquement, j’ai connu plus ragoutant dans  mes expéditions sanitaires, mais je dois bien avouer qu’olfactivement parlant, c’est plutôt efficace. Il faudra juste éviter de trainer dans le coin au début du dégel… ça tombe bien, on ne va pas tarder à reprendre la route.

En déambulant dans les rues à la recherche de photos d’usines cassées, je réfléchissais au contexte. De tous temps ,les villes se sont agrandies à côté des vestiges laissés par les générations précédentes. Parfois les vestiges sont devenus de prestigieux centres historiques laissés en pâture aux bobos et aux touristes ou parfois ils ont servi de matériaux pour les constructions suivantes, la basilique de Rome ne s’est elle pas édifiée avec les marbres des temples romains ? Je me souviens qu’en traversant quelques pays dévastés par les guerres, je m’étais déjà posé ces questions en Afrique. Pourquoi reconstruire rapidement des cabanes à côté de somptueuses villas coloniales abandonnées, alors qu’il n’aurait suffi que d’y remettre un toit. Considérations esthétiques futiles d’occidental en  mal d’exotisme, je suppose. Il est sans doute bien plus facile de reconstruire une cabane à côté. Dans ces villes sibériennes perdues, les vestiges ne sont que ceux de l’Union Soviétique et des goulags. Les vieilles usines sont abandonnées, les tristes alignements de bâtiments bas s’effondrent petit à petit. On préfère oublier ce qui s’est passé là, on a les vestiges qu’on peut, les ancêtres ne nous lèguent pas toujours des cariatides…

Une journée à Omsushan…


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A mi chemin entre Magadan et Omolon, il y a Omsushan ; là où la route s’arrête. Le matin, je travaille un peu sur mes articles, je me débarbouille au robinet d’eau tiède puis les collègues débarquent un par un à la suite de Yura. Ils papotent de leurs bizness, moi je fais des caricatures, les club de camionneurs ressemblent finalement beaucoup aux clubs de bikers. Les couleurs en moins, c’est la même bouilloire, le même canapé défoncé, le même entretien irréprochable d’une crasse en adéquation.

Yura m’emmène faire un tour ; on va chercher son fils et son chien, je lui demande si il est né ici, si ses parents y sont toujours. Alors, pour me les présenter, il m’emmène au cimetière et, à grands coups de pelle, on dégage la tombe pour faire les présentations.  Elle avait l’air immense, la tombe, sous un mètre de neige, alors qu’une fois dégagée, il y a juste deux petites pierres tombales… la neige les avait réunis sous une grande sépulture blanche mais le bon fils à tout remis en ordre : deux petites tombes bien rangées avec des fleurs en plastique…Son papa est mort à cinquante et un an, d’un arrêt cardiaque, un trente en un décembre. Sûr que ça a dû être une sacrée fête.

Yura


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Yura conduit avec application, des heures durant, son Kamaz six-six, nouvelle génération. Il s’arrête souvent pour vérifier le chargement, faire un thé chaud ou s’acheter des bières. Les paysages défilent, les routes sont presque toujours dégagées ; quelques petits tronçons encore enneigés, quelques passages de boue, mais que peuvent craindre six roues motrices comparées à ma pauvre et unique roue, même vaguement chainée. Je me repose sur la compétence de Yura ; il peut réajuster le paquetage de la cabine encombrée, relever le lit suspendu qui n’arrête pas de se vautrer ou déboucher une Heineken de plus en gardant un cap impeccable. On discute très vaguement, mais mes dessins l’amusent beaucoup, finalement on forme une assez bonne équipe ; on verra quand lui viendra l’idée d’entamer son baril de vodka UHT… ce sera la surprise. La route d’Omsushan est tout aussi bien entretenue que la route fédérale ; pas d’ornière, des ponts tout neufs… de toute façon, on le sait depuis le début, c’est après que ça va se compliquer… Nous tirons vers le nord, le soleil se couche à neuf heures et demi, lentement, après avoir teinté de roses les collines enneigées. Le ciel reste bleu foncé bien longtemps et on ne fera que les cent derniers kilomètres dans la nuit noire. Arrivés à Omsushan, dernière bourgade desservie par une route fédérale, Yura me montre mes nouveaux appartements au dessus d’un garage; il y a presque tout le confort moderne mais pas très bien rangé. On fera étape une journée ici. Yura doit chercher d’autres camions pour former un convoi. Sur la route d’Omolon, on ne s’aventure pas tout seul. Il reste un peu plus de cinq cent kilomètres, mais vraisemblablement, ça prendra un peu plus de temps que l’étape précédente…

Retour au monde des camions


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Toute une hiérarchie complexe entoure le monde des camions, entre les chauffeurs, les propriétaires de camions ou les transitaires et les transporteurs, il y a tout un imbroglio de sous traitance, mais je sais que c’est partout pareil, le monde des camions c’est une nébuleuse. Par exemple, Micha, l’ami de Evgeniy qui au départ devait m’emmener mais qui a dû rester coincé dans une congère géante, quelque part dans la taïga, Micha, donc, est propriétaire de deux camions, il peut donc louer ses services à un transporteur qui manquerait de matériel et si lui même n’y arrive pas, embaucher un conducteur pour prendre le volant du second camion. C’est là qu’intervient, Yura. Il a été embauché pour emmener quelques tonnes de pâtes, de sel et de poulets congelés jusqu’à Omolon. C’est entre toutes ces denrées qu’on a coincé la moto. Le matin du départ, je suis allé acheter un stock de fruits secs, de soupes en sachet et trois saucissons rougeâtres pour les protéines. Je ne sais pas de quoi sont faits ces boudins-là et j’y trouverai sans doute plus de lipide que de protide ; ça devrait éponger la vodka..hier, quand on chargeait la moto, Yura m’a fièrement exhibé un bidon de cinq litres d’un carburant qui devrait mieux convenir à la moto qu’à mon petit organisme fragile, me voilà prévenu. Cette année la moto n’a encore fait qu’une dizaine de kilomètres, mais fièrement arrimée à l’arrière de la benne, je sens qu’elle va péter le record. Evgeniy et Nina m’ont donc déposé à l’entrepôt perdu où Yuri continuait à vérifier les arrimages… Nous avons pris la route, la même que l’année dernière mais dans l’autre sens, et puis avec des paysages d’hiver ; cette fois-ci, on laisse tomber le mélèze doré. Je revois les endroits où j’ai fait étape, où je me suis embourbé, je me repasse le film à l’envers… mais en camion on ne traîne pas, nous avons cinq cent bornes à boucler dans la journée.Les anciennes villes soviétiques abandonnées sont encore plus terrifiantes sous la neige, mais tout autour, ce n’est que collines enneigées. Après cinquante bornes de belle route puis tout autant de goudron défoncé, on retrouve la piste. Presque tout est déneigé, presque faisable à moto… mais où donc dormir le soir ? Où trouver du carburant ?Dans la cabine du camion, finalement, on est pas mal du tout, Yura est un bon convive qui conduit avec application en buvant des bières et en fumant de temps en temps, des cigarettes coniques qui doivent l’aider à bien garder le cap…

Le Propusk, la météo et les camions


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C’est très compliqué d’organiser cette étape suivante. Il y a trois paramètres qui se court-circuitent. Il faut trouver un camion qui ne soit pas rempli pour y glisser la moto, il faut que le printemps n’arrive pas trop vite en provoquant la fermeture de la route du nord et puis il faut trouver qui acceptera de me faire le propusk, ce permis de circuler obligatoire pour se rendre au Tchoukotka. Pavel5 devait me le faire, j’avais déposé mon dossier par internet dans les délais impartis. Tout semblait bien calé… Je venais à Magadan à la fin du mois de mars pour être sûr d’avoir un camion avant la fermeture de la route mi-avril… mais c’était sans compte sur ce réchauffement un peu prématuré et sur le remplissage des camions qui ne laisse jamais de place pour une moto. Je comptais aussi récupérer dès mon arrivée le permis de circuler qui m’aurait été envoyé par Pavel5 par courrier ou par Internet… mais c’était sans compter sur l’inquiétude qui a dû s’abattre sur Pavel5, quand les autorités lui ont fait comprendre qu’il serait responsable de ce qui pouvait m’arriver à moi, le voyageur désorganisé. Mais comme il n’a jamais rien dit, on s’en est inquiété un peu tard et le jour où j’ai fini par trouver un camion, avec une météo favorable, je me retrouvais sans permis de circuler. Nina, l’épouse d’Evgeniy a un copain au FSB, Olga, de Blagoveshtsheng a aussi un copain au FSB… je ne sais pourquoi toutes ces jeunes femmes ont un copain au FSB, je me garderai bien de leur poser la question, mais je finis par apprendre qu’il ne serait pas obligatoire partout ce Propusk, seulement dans les zones frontalières, paraît-il…enfin bon, c’est assez flou tout ça, mais à la tombée du jour, on a chargé la moto dans le camion, j’allais enfin, quoi qu’il advienne, pouvoir reprendre la route…

Un chemin pavé de Pavel


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L’année dernière, sur la route automnale de Magadan, Pavel1 m’avait dépanné quand mon circuit électrique s’était mis à devenir farceur, Pavel2  m’avait fait découvrir Artuk, sa ville fantôme et quand j’étais arrivé à Magadan, Pavel3 m’avait trouvé le garage où je pourrais réparer consciencieusement la moto. Il m’avait même trouvé l’hôtel Vénéra où j’ai pris mes habitudes. Maintenant, j’attends qu’un camion puisse m’emmener par la route d’hiver jusqu’à Bilibino où m’attend déjà Pavel4 et son camion. Il devrait m’escorter jusqu’à la région d’Anadyr, ou transporter la moto si la glace a fondu. Tout au bout de cette route dont je me demande si je l’emprunterai un jour, il y a Pavel5. Pavel5 est un ami d’Olga, la professeur de français de l’université de Blagoveshtsheng. Il devait m’obtenir le « propusk », l’autorisation officielle de circuler au Tchoukotka, mais il a dû avoir un contretemps. J’ai trouvé un autre contact, mais il faut tout reprendre à zéro et prévoir un mois de délai… mais si je trouve un camion, je pourrai peut-être laisser le processus administratif suivre son chemin pendant que moi, je prends celui de Bilibino…

A Magadan, la glace commence à fondre et mon moral pourrait faire pareil… car si les rues gelées continuent de se transformer en grosses flaques brunes, la route d’hiver sera coupée et il n’y aura plus aucun moyen pour  rejoindre Bilibino. IL faudra attendre les péniches de la Kolima qui depuis le port de Seymchan, sont remises en service au mois de juin. Pour l’instant, je ne décide de rien, je reste en attente…tant que la route d’hiver est ouverte, tout peut arriver.

la vie à la cuisine


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La cuisine de l’hôtel est toute petite et pas très équipée avec ses deux tables, son micro-onde et ses trois casseroles mais si il n’y a pas trop monde, c’est un endroit presque agréable pour travailler. Mes gribouillis intéressent parfois l’un ou l’une de la table d’à côté. On m’a même demandé une petite caricature ou l’autorisation de faire des photos. Une jeune dame aux épaules épaisses m’a offert en remerciement un panier garni ; quelques soupes en sachet et conserves de poissons, du pain, des graines, il y a de quoi tenir un siège là-dedans. Il y a aussi deux sachets de kacha lnyanaya ; je ne sais pas du tout ce que c’est ce kacha-là. Grâce à Google Translate, l’ami du voyageur qui permet aussi au FBI et au FSB de nous localiser en permanence, grâce à cet ami suspect, donc, j’apprends qu’il s’agit de porridge de graine de lin. Je tente donc de trouver par moi même comment cuisiner ce brouet grisâtre. Avec de l’eau, du lait, du beurre, du sucre ou du poivre ; ça occupe, les investigations culinaires. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas arrivé à la révélation gustative de ma vie, mais je ne suis pas tombé malade non plus ; bon compromis. Le verdict est passablement médiocre, mais si je trouve un camion, j’en amènerai peut-être quelques sachets, ça m’évitera les saucisses roses.

Evgeniy et Nina m’invitent désormais chaque soir à diner en famille. Ils aiment la bonne cuisine et sont un peu consternés par l’invasion progressive de la mayonez qui remplace progressivement la crème fraiche, élément essentiel de la cuisine russe. Evgeniy me raconte que c’est assez désespérant le peu de contrôle sur la nourriture. Les fruits et légumes qui viennent de Chine ou les producteurs de lait russe qui rajoutent des tonnes de lait en poudre chinois pour augmenter leur chiffre d’affaire…C’est vrai qu’ici, il n’y a pas beaucoup de bobos qui font leurs courses à l’épicerie bio ; quand il aura fait fortune avec la viande de chien sauvage, il pourrait peut-être, après m’avoir acheté mon camion, lancer une chaine de boutiques bio…

Demain, les chiens…


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Il n’ y a toujours aucun camion en vue. A chaque fois qu’Evgeniy trouve un contact, on y court et c’est toujours le même problème; les containers sont pleins à ras-bord et il n’y a pas de place pour une moto, alors je reprends la routine des temps d’attente.

A Magadan, il y a partout des bandes de chiens errants. Ils pillent les poubelles et font peur aux enfants qui rentrent de l’école ; parfois ils sont agressifs et il peut y avoir des accidents. Mais rien n’est fait pour trouver une solution à cette invasion canine. Aller porter une galette à sa grand mère est devenu bien plus compliqué que jadis car ce n’est plus un grand méchant loup qu’on doit craindre mais quinze ou vingt clébards patibulaires aux intentions fort peu louables. Dans l’île de l’autre côté de la baie, vivent d’innombrables ours qu’on peut aller chasser pour en extraire la bile à usage médicinal… mais avec les chiens on a pas le droit, de tout façon, on a rien à faire de leur bile. J’ai proposé à Evgeniy d’exporter de la viande de chien en Corée où paraît-il, c’est un met chic et cher fort apprécié. On créerait un label « viande canine sauvage de Sibérie », ça ferait un tabac ; on pourra même s’acheter un camion pour emmener la moto à Bilibino !

Attente encore


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Depuis mon arrivée, le ciel est toujours bleu et, à l’abri du vent, un tout petit air de printemps se fait sentir. Je pourrais presque sortir la moto ; une fois franchis les cinquante mètres verglacés, si on reste sur les axes principaux, tout est parfaitement dégagé. Il faudrait inventer des chaines à neiges qui se montent et se démontent en quelques minutes, j’ai quelques idées qui me trottent dans la tête, j’ai du temps pour les idées… mais c’est ce qu’on appelle un marché de niche et je doute que lancer une étude soit une affaire très rentable ; il n’y a quand même que deux français qui sont montés là haut en quinze ans et en plus, c’était en été sur des péniches. Comme créneau marketing, il me reste les fêlés des « hivernales », ces réunions de motards qui, une fois pas an, se réunissent sur un plateau enneigé pour vider quelques caisses de bière… je vais creuser mon idée, j’ai le temps, j’attends…J’ai voulu venir jusqu’ici et même au delà, il faut que j’accepte le temps mort. Les attentes interminables font souvent partie intégrante et sont le charme caché des voyages désorganisés, car c’est toujours là que se forgent les rencontres moins éphémères, que s’esquissent des amitiés qu’on pourrait croire éternelles.

Comme à chaque fois, je m’organise une petite routine. Après avoir écrit et dessiné au petit matin, je pars une fois encore repenser mon paquetage dans le garage chauffé pour être prêt à bondir quand le signal viendra. Je règle une fois de plus mon ralenti, parce-que, malgré les câbles neufs, il est toujours un peu élevé…je déambule… l’après midi, je gribouille encore un peu dans la cuisine de l’hôtel puis je vais rendre visite à Evgeniy qui me fait le compte rendu des dernières recherches de camion pour emmener la moto vers le nord. Il me dit qu’à force, tous les camionneurs de Magadan vont être au courant. Il y en a bien un qui aura une petite place pour une vieille bécane et son chenu pilote qui ne prendra presque pas de place dans la cabine, qui se fera tout petit, se glissera dans la boite à gants s’il le faut…

Fin de weekend…


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La petite famille est venue me chercher en fin de matinée. Après que nous ayons déposé Vadim, le fiston, à la station de ski, nous sommes partis… à la pèche.

Ici, on pratique surtout le ski de fond, il y a même une longue piste éclairée, sans doute pour les très longues nuits d’hiver. Pour le ski alpin, une seule piste aussi et un tire fesse à l’ancienne, des pioches avec deux personnes en même temps…Avant la partie de pèche, nous sommes allés marcher sur la glace, aux pieds d’une colline escarpée, quelques pécheurs de crabes y vivent dans des baraques isolées.
La mer plus agitée que dans la baie ne gèle pas et grouille d’énormes crustacés. Evgeniy m’initie à la glace ; celle de la mer a toujours la même épaisseur mais elle varie à la formation en fonction des marées et des vents. Dans les baies protégées, ça peut être entièrement gelé sur des dizaines de kilomètres et dans les espaces dégagés plus houleux, pas la moindre plaine de glace. C’est la marée qui provoque les ruptures de plaques qui peuvent subitement isoler un pécheur qui se serait avancé trop loin. En rivière, c’est la force du courant qui rabote la glace par le dessous, elle peut donc avoir deux mètres d’épaisseur et, quelques pas plus loin, quelques centimètres à peine. Il me raconte les accidents, les bagnoles qui partent en croisière toute seule sur leur plaque pendant que des équipes de sauveteurs vont chercher leur chauffeur imprudent. Mais , à part Evgeniy qui en a vu trop, les pécheurs sont un peu tous des imprudents, surtout ceux pour qui c’est un vrai boulot et qui vendent le produit de leurs virées quotidiennes sur les marchés de la ville. Il y a évidemment chaque année, des bagnoles qui finissent au fond, ou pire, en rivière, celles qui s’encastrent en dessous à cause du courant qui pousse tout sous les plaques qui coincent les portes… Quand on marche tranquillement sur ces eaux si joliment figées, on a du mal à imaginer tout ce qui peut subitement se tramer là dessous.

Début de week end.


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Comme partout, le weekend, c’est un peu la pause, même si les commerces sont ouverts. Evgeniy et Nina m’ont donc amené au magasin spécialisé pour les habits de grand froid. J’ai suivi scrupuleusement leurs conseils, j’ai de toute façon bien compris que c’était la condition de base pour être accepté dans un camion remontant vers le nord. Ensuite, sans réelle surprise, nous sommes allés à la pèche sur la baie. Il n’y a finalement pas de meilleur endroit pour essayer mon costume. Je lui trouve d’ailleurs, d’innombrables usages inattendus : c’est si confortable que ça peut aussi servir de duvet et pour bien se caller à l’arrière de la bagnole, je crois qu’on a rien fait de mieux. Pour conduire les motos, par contre j’ai comme un doute…

Un samedi, ce n’est pas sur le parking de l’hypermarché qu’il y a des embouteillages, c’est sur la mer gelée. Ils sont tous là, les pécheurs du dimanche ; debout, assis sur leur petit tabouret ou plus simplement dans la bagnole, bien plantés devant leur trou. Ils vident assidument la baie de ses petits poissons et le soir, les appartements des immeubles soviétiques crépiteront partout des frémissements de fritures d’éperlans.