Egvekinot, la vie s’organise


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Mon auberge est dans la première rue à droite quand on accède à la ville. La fenêtre de la cuisine donne sur la route qui part vers l’aéroport et la montagne, la route quoi ; il n’y en a qu’une. Comme d’une citadelle devant le désert des tartares, je scrute ; pendant les longs crépuscules, les phares se voient un quart d’heure avant l’arrivée des véhicules. À chaque fois, je me crispe; et voilà, ce sont eux, les camions arrivent.

Mais c’en est toujours d’autres, souvent des bus. Ici les bus sont juste des gros camions aménagés ; on a remplacé la benne par une cabine vitrée et c’est très bien comme ça sur les routes défoncées . Il faut juste vraiment faire attention à la marche en descendant.

J’ai promis d’aller faire une conférence au collège quand j’aurai récupéré des vêtements dignes de ce nom: mon blouson, mes pompes et un jeans… Pas cette énorme salopette polaire affublée des grosses bottes en caoutchouc doublées qui me foutent totalement la honte quand je vais consulter Internet à la bibliothèque ; le seul endroit où j’ai retrouvé une vraie connexion depuis Omolon.

À condition d’y aller en fin d’après-midi et par temps clair, mais il faut bien reconnaître qu’il y a un net progrès. Ça marche. Moi aussi je marche, toujours le même petit circuit; l’unique remontée mécanique qui surplombe la ville, le port et le bord de mer. Il fait beaucoup moins froid, ça fond partout pendant la journée et les bulldozers déplacent des gros tas de neige grise, c’est le printemps. Les gens me font souvent remarquer que je n’ai pas mis mon bonnet; peut-être le gardent-t-ils jusqu’au mois de juin. Pour moi, ça va, c’est bien le printemps et je laisse le vent caresser mes oreilles…

Je me suis déjà fabriqué ma petite routine en attendant les camions. Lecture, dessin, écriture ; c’est une routine studieuse, ça me repose les jours précédents.
J’ai mon magasin juste à côté pour les petites courses et un kafé un peu plus loin si je veux un plat cuisiné. Ce serait presque un bonheur simple… Mais en permanence je me dis : mais où sont donc passé ces foutus camions ?

Egvekinot


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Voilà une petite ville tapie au bord d’un fjord enneigé. Un port, des immeubles colorés, des entrepôts et deux rues principales. Celle qui traverse et celle qui longe la mer. Le soir j’emprunte la première et reviens par la seconde, ça me permet de passer devant les trois endroits où les camions pourraient arriver…

Quand j’ai débarqué ici avec le six-six de compète, j’ai tout de suite été réceptionné par les autorités en uniforme. On m’a gentiment amené au lycée où, Daria , jeune professeure d’anglais, va nous servir d’interprète. Je raconte mon histoire ; les bagages dans le camion avec le passeport dedans. Comme j’ai heureusement des copies dans mon téléphone, l’entretien se passe sans embrouille. Ensuite, Daria m’amène dans la petite auberge après m’avoir fait visiter les quelques magasins. Elle m’achète quelques provisions, elle a bien compris pendant l’interrogatoire que mes sous était restés dans les bagages… Il y a souvent, en Russie, des petites auberges collectives qui sont en fait des appartements avec cuisine, salle de bain et les autres pièces aménagées en dortoirs. Je partage le logement avec Danya, une discrète dame Tchoutche qui attend le bus qu’il l’amènera à Angouema… La ville fantôme… Il y a donc des gens qui se rendent là-bas ? Mais Danya était tellement discrète…elle est partie, je n’ai rien remarqué ; peut-être qu’elle était elle-même un fantôme…

Les camionneurs


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Ne pas pouvoir converser est quand même un méchant handicap. Evgeniy n’avait pas tort quand , après ses multiples vociférations postillonnantes contre Macron et Napoléon, il me reprochait de ne pas parler russe. Alors, je m’appliquais un peu, je révisais sur le téléphone et , plutôt que de lui montrer les phrases traduit en plein écran, je m’appliquais consciencieusement à les lire. Je le voyais soudain content et il me répondait de plus belle, comme si, instantanément, après la lecture appliquée d’une phrase banale , j’avais acquis la connaissance de la langue de Pouchkine…
C’est pas une lumière, Guénya, mais ça je l’avais compris dès le premier regard. Les camionneurs sont rarement des intellectuels. Il y a d’ailleurs un manque évident de raisonnement dans la gestion de groupe du convoi. On roule ensemble, cinq camions, les tâches sont réparties… Enfin les tâches… Il a celui qui a les vodkas, celui qui a les bières et celui qui a une cabine plus grande pour organiser les apéros.
Quand il y en a un qui quitte la route, on s’y met tous pour dégager les roues et tous les camions pour extirper la victime du fossé. Tout semble logique…

Alors pourquoi celui qui est devant prend toujours le large et est obligé de se taper des manœuvres de demi-tour bien complexes pour juste revenir un kilomètre en arrière en cas de message radio d’un collègue en rade ? Pourquoi dépasser celui qui précède juste parce qu’il rame un peu, sachant que le dépassement dans la neige garantit un échouage une fois sur deux ? J’aurais pu tenter d’en savoir plus en posant quelques questions, mais à quoi bon, je n’aurais rien compris et de toute façon, les réponses, je les devine déjà.
Andrey m’avait expliqué entre Bilibino et Pevek ; les chauffeurs des routes d’hiver sont des cinglés et c’est pour cette raison toute simple que lui, il préférait rouler tout seul avec le rock ‘n’ roll pour seule compagnie.
J’ai passé ma première nuit à Egvekinot, je suis dans une petite auberge collective propre et calme . J’attends toujours des nouvelles des autres camions…

La route d’Egvekinot, chapitre cinq


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Le camion d’Evgeniy, il est vraiment tout pourri. La place du passager est assez mal adaptée. Au pied, il y a un grand carton avec des provisions et dessus un ou deux vieux blousons. Il n’y a pas de dossier ; à la place, il y a un radiateur, un vrai, comme dans les maisons, en fonte et qui chauffe. Je dois donc me mettre en travers et ranger mon minimum comme je peux… Juste mon petit sac avec mon carnet de croquis, mon bouquin, mon ordi, le satellite et les chargeurs, mais il y a aussi tout ce que j’ai sur moi… Les grosses doudounes, j’en fais des dossiers protecteurs pour ne pas finir toasté, et les grosses bottes fourrées , je les range où je peux, mais il ne faut surtout pas entraver les leviers du changement de vitesse, ce qui, immanquablement, se produit à chaque nid de poule polaire … et Evgeniy, bien sûr, il n’aime pas du tout ça… Nous roulons donc toute la nuit…


Mon chauffeur n’est plus du tout le même ; il s’applique.
Le premier jour, ils ont bu toutes les vodkas, ce fut un massacre.
Le deuxième jour, ce fut le tour des bières, ma moto a fini dans une congère.
Le troisième jour ils ont commencé à rationner les bières.
Et cette nuit, c’est la métamorphose. Evgeniy concentré ne fera que deux sorties de piste, il n’écoute même plus sa musique, ces fameuses variétés russes qui sont tout aussi digeste que les grosses saucisses roses en plastique. Une boîte à rythmes, un synthé nasillard et une puissante voix virile. J’ai remarqué en tentant d’analyser les thématiques, qu’il y avait un créneau localiste. À peu près avec la même musique, on te balance une chanson sur Magadan, une autre sur Novossibirsk et même sur Egvekinot… Je suppose que pour la vedette c’est le jackpot assuré.

Le camion arrivera au matin dans une bourgade assez importante et complètement en ruine.

Tout au bout, il y a une espèce de cabanon avec un quat’quatre géant garé devant. Evgeniy va frapper à la porte.
Moi je fais la mort, je sens le plan vodka matinal, comme dans le container quatre jours plus tôt, le pire de tout comme plan picole. Et je me rendors un peu. Evgeniy me réveillera avec sa délicatesse habituelle, il y a une grande nouvelle ; lui, il va rester avec son pote se torcher dans la cabane et moi, on va m’amener à Egvekinot avec la machine de guerre, le six-six Trikol…


Je ne sais pas quelle est cette ville morte, ni ce qu’il fout ce mec dans sa cabane pourrie, ni encore moins pourquoi cet engin de guerre était garé devant ; venait il livrer un colis postal, les croissants chauds ou le Midi-Libre du jour ?
En tout cas l’engin m’a descendu de la montagne comme si c’était une autoroute. Certes, ça a un peu secoué, c’était bruyant, surtout avec cette musique que j’aime tant et après une nuit de camion… Mais en fin de matinée, j’étais à Egvekinot…
J’y suis toujours et je vais aller me coucher, car j’ai des heures à récupérer…

La pause chez Chmit


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Aujourd’hui, je vais enfin quitter le monde des hommes. Albina me fait visiter le quartier, elle me montre d’abord la chambre dans la petite auberge où je pourrai passer la seconde nuit. Elle m’emmène ensuite au magasin où je peux m’acheter un T-shirt et un slip ; mon nouveau kit de survie. On me présente à des mamans avec des poussettes sur ski; un peu comme ma moto en plus élégant.

On prend le thé. Je traîne un peu… mais la réalité me rattrape: alors que je venais de voir arriver deux des camions, un fonctionnaire en uniforme vient m’inviter à le suivre. Je ne suis jamais inquiet avec les fonctionnaires en uniforme. Je vais donc le suivre, mais après m’être inquiété des camions. Les deux petits vieux ont livré leur nitrate d’ammonium, c’est d’ailleurs sans doute pour ça qu’il y a eu scission. Ils font la pause, les autres ne sauraient donc tarder…





Je peux me rendre, rassuré, à l’interrogatoire de routine. J’ai , heureusement, des copies de tous mes documents dans le téléphone. Je retourne à l’auberge continuer la lessive… Je suis obligé de la faire par petits bouts. La veille, dans l’appartement en réfection , j’avais constaté deux anomalies… D’abord, il n’y avait pas d’eau courante dans la douche, ensuite celle de la chasse d’eau était chaude… Ça se remarque vite une chasse d’eau chaude. Olfactivement, je veux dire…


Après avoir aéré l’appartement quelques minutes, je me suis dit que la meilleure chose à faire pour rationaliser mon temps et utiliser cette opportunité insolite, c’ était de commencer la lessive dans la chasse d’eau. Pour les chaussettes et le slip, c’est jouable. À l’auberge, il y a une baignoire, je pourrai donc m’attaquer au T-shirt et à la polaire… Oui je sais, c’est super passionnant ; mais aujourd’hui je traîne…

Pour le soir, Albina m’a invité à venir prendre un petit repas avec sa copine et les mômes devant les dessins animés à la télé… Une vraie journée de repos… Et puis on sonne…
C’est le service de l’immigration, je dois venir tout de suite… Moi qui étais prêt à aller au lit.
On m’ouvre la porte arrière de la jeep Uaz et là, vision d’apocalypse, je retrouve Evgeniy vociférant, la réalité des camions m’a rattrapé…

Je dois en catastrophe ranger toutes mes affaires, même les pas sèches… Il n’y a aucune nouvelle des camions qui m’intéressent, mais ceux qui sont là, eux, ils reprennent la route… Il est huit heures du soir, on va rouler toute la nuit.

La route d’ Egvekinot : troisième tronçon


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Pour la nuit, mon intello de chauffeur a eu la bonne idée de m’installer dans le camion d’un collègue, un petit vieux presque aussi jeune que moi et qui a le mérite de ne pas se torcher comme les autres. La nuit fut aussi courte que la veille mais au moins j’ai pu m’allonger et dormir. Dans son camion, il y a une couchette. Au fur et à mesure que nous progressions, un semblant d’organisation se mettait en place dans la gestion du Francouski, c’est ce que je m’étais dit alors, mais peut-être que j’avais rêvé ; car il faut toujours prévoir les pulsions incontrôlées d’Evgeniy…

Quand le camion qui transporte la moto s’est vautré une fois de plus, il semble que mon chauffeur ait abandonné le sens de la solidarité que je croyais indispensable dans l’univers des camions. Il a marmonné un brouet verbal, sans doute du genre « il commence à faire chier celui-là, il a qu’à se démerder », et il a repris la route…

le convoi s’est scindé.


Les deux plus vieux qui étaient déjà devant, et Evgeniy, ont continué jusqu’à une friche industrielle ou, après une pause, mon camion est reparti en solitaire. Complètement à l’arrière, celui qui transporte mes bagages et, bloqué dans une congère, celui qui transporte ma moto.

Il y a une règle élémentaire quand on voyage ; il ne faut pas avoir tout son pactole au même endroit et toujours garder sur soi une somme suffisamment crédible pour ne pas inciter à l’envie de chercher ailleurs. C’est donc cette somme là que j’ai sur moi et pas le moindre slip de secours.
Le camion a roulé longtemps dans un paysage qui ne m’ euphorisait plus comme au premier jour. Est-ce parce que la lumière était moins belle, parce que mon chauffeur faisait toujours la gueule ou parce que plus personne ne chantait alléluia sous un soleil rasant des ondulations floconneuses?
Nous roulons sur une vaste plaine. À droite des petites collines, à gauche, au loin, on devine la mer…


Quand nous sommes arrivés à une heure avancée à Schmit, une sorte de Omolon-sur-mer (gelée) , Evgeniy s’est arrêté dans le garage à camion. Tout au fond , dans un bureau obscur aux murs graisseux, nous avons bu un thé et on m’a offert des crêpes pour accompagner. J’ai bien compris qu’on parlait de mon cas. Les mots passeport et Visa ressortaient nettement ; ils parlaient de toutes ces choses laissées loin derrière, bien réparties, comme le pognon, entre les deux camions.


Alors je suis resté là …et, heureusement, j’ai eu la bonne idée de prendre mon petit nécessaire minimum laissé dans la cabine avec moi, parce que pendant que le gars du garage m’emmenait visiter l’appartement en réfection où j’allais être logé, le camion lui, il est reparti.
On m’invite à dîner, il y a du réseau et, étrangement, même si je suis dans une situation un peu complexe, je me sens, dans cette pause forcée, merveilleusement détendu…

La route d’Egvekinot, deuxième étape


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Cette euphorie fut de courte durée… Après deux petites heures pendant lesquelles j’avais sombré dans un délicieux sommeil profond, voilà que rapplique Evgeniy un peu bourré ; il m’a réveillé en sursaut pour reprendre la route… Il faisait jour mais il faisait nuit, ce sont les paradoxes Arctiques…

Après deux kilomètres , il se range sur le côté et s’effondre sur son volant. Me voilà prisonnier, dans ces vieux camions , il n’y a qu’une porte côté conducteur et la voilà totalement obstruée par la masse du chauffeur. Une obligation urinaire m’a obligé à escalader l’obstacle qui n’a même pas remué d’un millimètre, je sens que la journée va être terriblement longue… Je n’ai même pas vu passer la nuit ; c’est normal en cette saison, elle dure à peine deux heures

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C’est vrai qu’elle fut longue…quand Evgeniy s’est enfin réveillé c’est pour repartir aux deux kilomètres précédents où le chauffeur du camion qui transporte la moto s’était complètement vautré dans un fossé. L’opération de sauvetage nous a pris une bonne partie de la journée. Il a d’abord fallu dégager les trains de roues à la pelle en attendant que le chauffeur ne se réveille de son coma éthylique. Ensuite, on a tracté avec cinq camions attachés les uns aux autres. Une heure plus tard, il y avait un second échouage, moins complexe, mais ça remplit vite la journée tout ça… Elle n’est pas simple la route d’Egvekinot, mais mon zèle à préférer pelleter plutôt que boire l’apéro m’a fait gagner du galon auprès des plus âgés de l’équipe et je sens que je suis nettement plus intégré que quand la journée a commencé.


Mais quand a-t-elle vraiment commencé ? Quand la nuit n’existe plus, qu’elle est remplacée par une aube interminable, un crépuscule infini, on perd bien vite quelques repères élémentaires…

La route d’Egvekinot


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Lever du jour, je me bricole un petit déjeuner, ma babouchka dort encore devant sa télé dans la pièce d’à côté. De quelle attente cette journée sera-t-elle donc faite ?

Je monte jeter un coup d’œil deux étages plus haut et je constate immédiatement que le mot que j’avais laissé sur la porte d’Andrey n’y est plus. Je frappe. Il ouvre, visiblement pas dans son meilleur jour. Il baragouine quelque chose, donne quelques coups de fil. Vu comme ça, on dirait que ça bouge. Il me parle de containers ; je me dis qu’il va me proposer d’expédier la moto par transporteur.

Je vais récupérer mon sac chez ma nouvelle copine d’un soir qui est bien triste de me voir partir si vite …quand je reviens chez Andrey et que je lui demande si je laisse mon sac dans la chambre, il me fait signe que non et me demande si je peux démarrer la moto, je sens la confirmation qu’il se passe vraiment quelque chose.

On retrouve les camions sur un parking à containers, sur la route de l’aéroport. Tout se renégocie très vite… Il faut trouver de quoi lever la moto pour la mettre sur le premier camion, les bagages seront dans le second et moi je voyagerai dans le troisième. Andrey emmène tout le monde faire quelques courses, nous redépose au parking, me salue, plus chiffonné que d’habitude et puis me dit qu’il retourne au lit, non sans m’avoir bien dit de prévenir les autorités.

Serait-ce ça qui aurait accéléré les choses ? Le faite que je tienne au courant mon petit fonctionnaire polyglotte a peut-être contribué à ce rebondissement, l’air contrarié d’Andrey pourrait confirmer cette hypothèse… Ici on n’aime pas les autorités, comme partout ; mais moi, je n’en suis pas bien fier, mais je me dois de protéger mes arrières.

Je vais quitter Pevek, je ne suis pas arrivé à Egvekinot pour autant.

Mon chauffeur n’est pas le plus réveillé de l’équipe. Il porte même une bonne vieille tronche de mec qui cuve depuis un bout de temps… Mais bon, on prend la route. Ce nouveau partenaire s’appelle Evgeniy. En picole, c’est un professionnel. En conduite de camion, j’en suis moins sûr. Il a un peu tendance à lâcher le volant pour exprimer vigoureusement son intense patriotisme et à rattraper le cap à l’arrache. Heureusement que ce n’est pas une route de montagne.

Après une demi-heure, nous virons vers l’Est, en quittant la route principale. Mon camion s’arrête devant un container monté sur luge stationné à côté d’un bulldozer et d’un groupe électrogène, y séjourne un petit gars bien sympathique chargé tout seul de l’entretien des routes… Et ça redébouche une bouteille de vodka, je vais me réfugier dans le camion. Une heure plus tard, mon conducteur ressortira titubant, remontera péniblement dans sa cabine après un premier vautrage dans la neige. Le petit gars me dit de ne pas m’inquiéter, que tout est normal… Je n’en suis pas totalement certain…

Ou alors, je vais devoir affronter cette normalité là et ça risque de ne pas être simple.On roulera comme ça une heure ou deux ou trois, jusqu’à ce qu’Egeniy me dise que je peux dormir sur toute la banquette. Il a un apéro chez le voisin.Il est vrai que je me demandais depuis le début du trajet où et comment j’allais dormir. Dans ces vieux camions Ural, il n’y a pas de couchette… Maintenant je suis rassuré, je risque même de passer une excellente nuit… Dans un camion, ça ne s’est jamais produit et dans celui-ci, c’est une sacrément bonne surprise.

Pause sans nom


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Cette escale à l’hôtel a régularisé ma situation mais a brisé la chaîne amorcée depuis mon arrivée à Pevek… Je m’étais levé tôt pour me rendre au garage, mais il fallait attendre 10 heures pour avoir le fameux papier. Le programme semblait simple: je passais déposer mes bagages chez Andrey et puis je filais au garage pour charger la moto.

Arrivé chez Andrey, j’ai trouvé porte close et au garage pas l’ombre d’un camion. Après deux ou trois heures d’attente à dessiner à la cantine, un ancien autobus désaffecté , je suis reparti chez Andrey; il y a un bon kilomètre entre chez lui et le garage, ça me fera toujours marcher un peu …

Toujours rien… Supputant un coma éthylique, je tambourine ; ce qui inquiète la voisine. Elle me propose d’attendre un peu chez elle, m’offre du thé et des côtelettes panées, je fais des dessins à la gamine, je tue l’ attente. Après un aller retour au garage tout aussi infructueux, je reviens à la case départ… Toujours rien… Comme la voisine doit s’absenter, elle me confie à un autre appartement deux étages plus bas, chez une grand-mère édentée et son petit-fils déjà pochetron et tout aussi édenté…

Suivra une longue traversée du néant… Le jeune Pochtron s’en est allé quelques heures plus tard et la petite mémé avait l’air toute désœuvrée devant sa télé.Je finirais par proposer à cette babouchka de louer la chambre du fond ; prolonger cette journée inoubliable, rester dans son jus, ce sera certainement plus mémorable que de retourner dans cet hôtel triste et cher… Avec ses deux taulières gaulées comme des clones de Margaret Thatcher… Mais il y a quand même comme un sale air de cul-de-sac dans cette journée…

Seconde journée à Pevek


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Quel étrange deuxième jour. Andrey, la nuit dernière, est sorti de son côté et visiblement pas chez des évangélistes ; à deux heures du matin, je le retrouve comme la veille, prostré devant une bouteille vide dans sa cuisine. Je retourne me coucher, je sais que je ne peux rien faire… Le matin, il va un peu mieux et il m’explique que la recette idéale après une cuite, c’est de boire un petit verre à jeun au lever . Je connais bien cette théorie, ce n’est pas une spécialité russe, mais lui, c’est une bouteille d’un demi litre qu’il m’a vidé. Évidemment, il y a toujours un moment où il devient incohérent et comme on ne parle pas la même langue, très vite ça vire au complètement chiant. Il n’arrête pas de me dire qu’il y a un big problem parce que je n’ai pas dormi à l’hôtel, mais je ne comprends rien aux explications. Un ami à lui passe, un qui devrait tout arranger, mais ça n’arrange rien. J’ai même l’impression qu’ils s’engueulent… On finira par aller à l’hôtel où tout se passera sans problème, enregistrement tampon et c’est réglé. Retour ensuite au garage où une sorte de fête arrosée se tient à la cantine. Il y a là ceux qu’on m’avait présentés la veille et les épouses qui trinquent avec la même vigueur.


Elle n’en finit pas cette journée.
Vient le moment où le frère d’Andrey, un immense gaillard à la bonne gueule qui est quand même un peu le boss, me dit de le suivre… On part à l’autre bout de la ville ou, dans un appartement un peu pourri, au cinquième étage d’un immeuble, on retrouve trois gaillards tout à fait patibulaires avec lesquels le frangin parlemente vigoureusement ; ça passe des invectives aux réconciliations arrosées mais je ne sais pas vraiment de quoi ça parle. Après une bonne demi-heure, les frangins se lèvent et on se salue virilement après avoir trinqué deux ou trois fois. En sortant, ils me disent que c’est bon, qu’on a trouvé le chauffeur. Moi je suis dans un état totalement second, toutes ces conversations donc je suis l’enjeu et auxquelles je ne comprends rien, c’est comme nager en eaux troubles. Et ce n’est pas fini… On retourne au garage pour continuer la journée festive. À la fin d’après-midi, j’arrive à trouver quelqu’un qui me ramène, je suis complètement cuit mais je dors à l’hôtel… Je n’aurai pas à finir la soirée avec Andrey…

Une journée à Pevek


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La journée a commencé avec le déchargement de la moto ; routine encore. On me présente tout ceux qui bossent au garage et puis Andrey m’emmène à la recherche du bureau de l’Immigration. J’ai une adresse ; on s’y rend.


Ce bâtiment n’a pas bien l’air officiel. J’essaye quand même ; appartement 25, je frappe à la porte.
Un impressionnant binoclard ventripotent et Bodybuldé m’ouvre la porte en caleçon débardeur. Non, il n’est pas le service de l’immigration, mais il ne m’envoie pas chier pour autant, il m’invite à boire un café avec des petits gâteaux entre son écran plat et son banc de muscu.

Andrey attend en bas… Je m’ébouillante discrètement pour ne pas le laisser en plan trop longtemps. On trouvera la bonne adresse quelques immeubles plus bas… On m’y pose quelques questions, on vérifie les papiers et puis on me donne rendez-vous pour plus tard à une autre adresse. Retour au garage pour un apéro dînatoire, là j’enjolive… Vodka, salade, saucisses et poisson séché. On range mon bordel itinérant et on retourne à l’interrogatoire. Un jeune fonctionnaire me pose un tas de questions sur ma vie, ma famille, mes études, j’attends toujours les questions qui fâchent, elles n’arriveront jamais. Il me signale néanmoins que pendant mon séjour à durée indéterminée, il faut que je passe au moins une nuit à l’hôtel afin de parfaire mon enregistrement… Andrey m’y emmène donc, je m’y enregistre et on repart au garage. Je prends ensuite contact avec Ygor, celui dont Anastasia, à Montpellier, m’avait filé les coordonnées et que j’avais déjà croisé au premier enregistrement.
Oui je sais il faut suivre…

Ygor m’emmène faire un petit tour dans la toundra ; il me parle de chiens et de rennes et me dit que pour moi ce sera gratuit.
Il vient donc me récupérer à l’angle de la rue et m’amène ensuite dans un garage où il y a bien un jeune renne et deux très élégants chiens blancs dans un enclos. On est loin de l’expédition en traîneau à chien dans un élevage de rennes que j’avais imaginée dans le genre plan touristique. Nous embarquons donc la ménagerie , avec Madame, dans un vieux pick-up jaune et nous voilà partis juste quelques kilomètres plus loin, sur la route boueuse qui mène à l’aéroport, pour faire gambader les animaux et gratter la neige, pendant une bonne heure, pour ramasser du lichen pour le renne. Quand il sera revenu dans son enclos, ce sera son fourrage pour la semaine. Je suis très touché de l’attention que m’a apporté Ygor en m’offrant cette prestation ; en même temps je suis allé l’aider à gratter et récolter la nourriture de son bestiau, c’est peut-être plutôt lui qui aurait dû me payer…
À peine revenu en ville, je reçois un message de Nadia. Ygor lui a donné mon numéro pour si j’avais besoin d’une interprète. Je ne sais pas qui elle est ; elle me convie à un petit repas avec quelques amis. C’est juste à côté, après tout, pourquoi pas… À peine arrivé je suis accueilli chaleureusement par toute une petite bande en train d’écouter une Joan Baez blonde en plein récital de chants religieux.
Je suis tombé chez des évangélistes.

La situation est pour le moins étrange, je suis totalement largué au milieu de cette assemblée. Je peux échapper au prosélytisme du prêcheur car j’ai la chance de ne connaître qu’une vingtaine de mots en russe, ce qui est bien insuffisant pour comprendre quelque chose au message du Christ. Quand on commence à s’intéresser à moi, je marque des points à une vitesse prodigieuse. Un artiste qui voyage tout seul, avec une moto, au Chukotka, rien de plus romantique pour faire vibrer les jeunes nonnettes… Évidemment, pas moyen d’y échapper, on me demande mon avis… Pas sur la conjoncture, non, sur le message du Christ. Là, je profite de mon avantage et du fait que je ne suis que de passage pour y aller de mon message universel sur les dégâts des religions et que si il y a un dieu quelque part ce n’est pas dans les messages du Christ qu’il faut aller le chercher, le prêcheur s’éclipse , j’ai gagné la partie… En même temps il vaut mieux éviter de se faire des ennemis, même si on part le lendemain, il faut parfois rester discret, or d’après Andrey, tout Pevek serait déjà au courant de ma présence. Je me retire donc à mon tour, non content de cette petite victoire contre les intégristes. Ma piaule chez Andrey et deux barres d’ immeubles plus bas… Quelques minutes plus tard, je suis au plumard…

Andrey II


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Ce chauffeur là n’est pas comme les autres, avec lui je peux discuter. Et puis il ne balance pas ses poubelles par la fenêtre, il ramasse même les ordures des collègues qu’il trouve bien souvent complètement cinglés.

Il me raconte les choses de la vie en fumant clope sur clope entre deux quintes de toux. Il me parle aussi de camions, parce qu’il aime ça, les camions. À Moscou, à la saison d’été, il a une vie normale, il voit sa famille et il conduit un magnifique camion américain dont il est très fier ; pas un putain de Kamaz Ural tout pourri, comme ici. Mais, je le savais déjà, quand on vient bosser au Chukotka, on gagne trois fois plus qu’ailleurs. Et lui, contrairement au docteur Sergey, il est né à Pevek, sa famille est ici, son putain de frère qui n’a pas les mêmes opinions que lui. Son rêve était d’aller bosser au Canada, il avait fait toutes les démarches et ce Fucking Covid est arrivé… Alors il est resté là, il a passé la barre fatidique des 50 ans et maintenant, il le sait, c’est foutu; putain de Covid.
Alors il boit. Il reconnaît qu’il n’est pas le seul, mais au Chukotka, la vie est tellement difficile… Alors on boit.

À travers l’immensité blanche, on roule.
Plus un seul arbre, c’est la toundra…. et au soleil levant, quand nous reprenons la route, c’est quand même vraiment très beau , malgré les courbatures . J’ai terriblement mal dormi… D’habitude, car j’ai déjà des habitudes, j’utilise mes moelleux équipements pour me faire un matelas dans les cabines surchauffées. Comme Andrey ne laisse pas tourner le moteur la nuit, il ne chauffe qu’avec un petit système électrique beaucoup moins puissant. Là, je suis obligé de garder les costards d’homme des neiges sur moi, je dors donc en partie sur la planche qui sépare les fauteuils, c’est assez inconfortable. Alors, je reviens à la version matelas, je tapisse toute la planche avec mes fringues mais j’ai bien vite froid… C’est ainsi que chemine une bien courte nuit, à passer du chaud au froid et du trop dur au presque mou, tout ça accompagné des ronflements d’Andrey qui cuve son demi litre . Après avoir attendu qu’il soit huit heures du matin, je me permets de le réveiller et je fais bien ; il ne m’en voudra pas. On va se faire une petite collation et puis on va prendre la route.
Andrey aime le rock. On escalade le petit col sous un soleil rasant avec les trémolos électriques des scorpions et de l’autre côté, on plonge lentement dans l’immensité blanche, Leonard Cohen chante Hallelujah, c’est beau à pleurer.
Les cents derniers kilomètres se font sur la « Ice Road » avec AC/DC, je crois qu’ici, on est très fier de cette route « à l’américaine ». Tout est plat et infini, on roule sur la mer, le camion vogue.
Nous arriverons à Pevek en fin de journée.

Si Bilibino était une bourgade plate, entourée de collines, Pevek est sur un flanc de colline entourée du plat de la mer gelée… Quant aux immeuble colorés, ce sont un peu les mêmes . Nous laissons la moto sur le camion dans le garage familial à l’entrée de la ville, Andrey m’invite chez lui, on s’occupera des formalités plus tard…

Sur la route


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Sur la route, il me manquait un peu, Hassan, pourtant il était bien fatiguant ce garçon. Comment le décrire ? Une sorte de mix entre Jean-Pierre Bacri et Jean-Claude Van Damme, entre une bougonnerie maladroite et un virilisme exacerbé. Emma doit souvent aller se reposer chez ses copines et ça se comprend.

Les filles n’ont pas beaucoup de place dans le monde des camions et des garages, il y a parfois celle qui fait discrètement la cuisine à la cantine, mais, même elle, elle est bien souvent remplacée par un solide gaillard qui d’ailleurs prépare Lui aussi très bien la soupe à la viande, il faut bien le reconnaître. Je crois qu’en Russie, souvent, les filles ressemblent aux filles d’avant. J’avais appris un jour que le kiné qui m’avait rééduqué la cheville il y a quelques années était marié à une femme russe. Évidemment ça m’avait intrigué et je lui avais posé quelques questions. Il faut bien avouer que sa réponse m’avait surpris… Ce qu’il avait cherché, ce garnement, c’est une fille comme avant, une qui reste à la maison et qui torche les mômes sans faire la gueule. Cette sidérante réponse m’avez cloué le bec. Elles ont encore du chemin à faire les femmes de Russie. Et qu’elles le fassent donc, je suis de tout cœur avec elles ; mais si possible en s’arrêtant un tout petit peu avant la case où on va balancer ses porcs à tout-va. Mais je suis sans doute moi aussi d’une autre époque…

Je chemine, je cogite et je découvre que mon chauffeur s’appelle encore Andrey, qu’il parle un peu anglais et qu’il n’écoute pas de variétoche russe. En conduite de nuit, il s’applique, on parle un peu, c’est bruyant le camion et puis ça secoue. Ça remue d’autant plus que je m’étais préparé à une nuit de plus dans le grand lit fleuri…
Après deux ou trois heures de route dans un lit de rivière gelé vers 2h du matin, c’est le moment de la pause. Au bord de la piste blanche, pour une lune légèrement voilée, Andrey devient plus volubile, il se vide à lui tout seul une petite bouteille de vodka puis s’effondre en ronflant dans sa couche.

Route de nuit


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J’aurais pu croire hier que dans la lancée du sauvetage, on allait enchaîner avec un camion pour Pevek, mais non, aucune animation dans le garage, je commençais à craindre le pire… Même plus moyen d’aller faire des petits tours de quartier avec la motoski. Alors, comme ça faisait plus d’une semaine que j ´étais la, je suis revenu me signaler à l’immigration. L’accorte officière n’a pas l’air très contente, mais c’est son style d’avoir l’air pas contente, c’est pour être bien dans son rôle… J’ai cru comprendre qu’elle voudrait que Hassan vienne lui expliquer…
Alors j’ai traversé une fois de plus les friches enneigées pour aller l’extirper de son boulot et nous sommes revenus ensemble au service de l’immigration.
Hassan discutait avec elle avec l’entrain qui le caractérise. Une fois sorti, il m’a tout expliqué. Comme j’avais dépassé la semaine prévue , il fallait que j’aille à l’hôpital faire une prise de sang pour prouver que je n’avais pas le sida et que je n’étais pas drogué. Après ça, je pourrais rester un mois. Hassan exulte. Niet Fransous, finish, For one month you Rousky now, comme Gérardepardiou.
Un mois… Je lui fit un peu part de mon désarroi et partit faire quelques emplettes en prévision du petit déjeuner Fransouss; ce qui pouvait signifier que, si je devais encore rester ici, je pourrais échapper au foie de renne avec le café au réveil.
Vaguement fataliste, je me préparais donc à moins me focaliser sur l’attente. J’allais essayer de regarder si j’avais des messages et puis écrire un peu… Et voilà qu’Hassan fait des bons; now, Kamaz, Pievek, Davaï….
Un camion, là, comme ça, sans prévenir… Je fis mes bagages en catastrophe , Hassan emmena tout ça dans le coffre de Sylioga qui attendait déjà en bas et Emma m’avait préparé une montagne de tartines.


Tout s’est accéléré, on retourna au garage où le pont suspendu était déjà préparé. On a chargé, on s’est congratulés, on s’est accoladés et me voilà parti dans la nuit. J’avais encore dans la tête un peu de la soirée que je pensais passer, mais c’était une réalité qui n’a pas eu lieu.
La réalité, c’est moi dans un camion qui part à la nuit tombante en direction de Pevek.

Tentative d’évasion


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On ne s’évade pas comme ça de Bilibino et j’ai sans doute eu de la chance. Mais cette tentative a-t-elle fait prendre conscience à mes hôtes qu’il fallait bien que les choses bougent parfois ? Dès le lendemain, Hassan et Sylioga m’ont mis sur pied une expédition de récupération de la moto. Nous sommes partis, Hassan moi et un chauffeur, dans un vieux Land Cruiser avec une remorque. En me retrouvant sur cette piste , juste en spectateur avachi sur un tas de vieux blousons molletonnés, j’étais finalement, en mon fort intérieur, plutôt fier d’avoir réussi à franchir ces presque quatre vingts kilomètres. Inutile de regretter de n’avoir pas pu continuer, mon matériel n’est pas à la hauteur et quand je sens l’état de mes épaules au lendemain de l’épreuve, je me dis que peut-être moi non plus.


Pendant les quelques heures de trajet, Hassan n’a pas arrêté de parler haut et fort au chauffeur qui, visiblement, avait l’air d’apprécier. Je ne sais pas ce qui pouvait alimenter son débit, comme ça, sans interruption ? J’ai essayé d’attraper quelques mots au vol et même de l’enregistrer avec le téléphone depuis ma litière arrière, mais rien à faire ; je ne saurai jamais avec quel sujet passionnant il a pu tenir six heures de prestations.

Aller retour intense à la case départ


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Ce matin là, le ciel était parfaitement bleu, il n’y avait pas de vent et je débordais d’énergie. Je me suis dit, c’est maintenant qu’il faut y aller.
Dès 10 heures, je me suis rendu au garage, j’ai rassemblé les bagages et je suis parti chercher de l’essence. C’est déjà tout un programme en soi. En me glissant entre les immeubles colorés, histoire de m’entraîner un peu, je suis tombé sur mon petit flic, toujours en séjour à Bilibino. Il promenait son chien. Il m’a donc dit de patienter quelques instants, qu’il ramenait le clébard et qu’il allait m’emmener au dépôt de carburant. J’ai donc attendu et là-dessus, je me suis chopé une patrouille. Heureusement, mon petit flic qui a une notion du temps d’attente plus en accord avec la norme occidentale, est revenu… Il leur a expliqué qui j’étais, montré des photos sur son téléphone et ils m’ont tous escorté à la pompe. Il faut bien le reconnaître, je n’aurais jamais trouvé tout seul, le dépôt est bien caché dans une de ces zones à containers que je connais maintenant si bien. Retour ensuite au garage pour quelques inévitables salutations d’adieu et une dernière soupe à la viande.


Et me voilà parti par la route qu’on m’avait indiquée. Un léger doute m’assaille, je me renseigne et, de fait, ce n’est pas du tout la bonne direction. Alors je fais demi-tour et je me plante dans un tas de neige ; les skis sur Moto, ça ne s’enseigne pas aux épreuves du permis, je manque un peu de pratique pour les demi-tour. Alors des gens vont chercher des gens et on finit par l’extirper… Je remercie tout le monde et je retourne au garage.

Inutile d’essayer de me faire expliquer pourquoi on m’a envoyé dans n’importe quelle direction. Il y a toujours dans les villes, des gens qui ne la quittent jamais. Les directions lointaines sont pour eux une abstraction, alors on se dit que tous les chemins y mènent … C’est comme ça; alors plutôt que de tergiverser, j’appelle mon taxi habituel et je lui demande de me mettre sur la bonne route. Les taxis ça connaît les routes. Une fois arrivé sur la bonne voie parfaitement déneigée, je me rends bien compte que, sur les cailloux, avec les skis, ça risque de poser quelques problèmes. Alors je démonte et je vire la chaîne neige de la roue avant pendant que le taxi disparaît dans un nuage de poussière. Il revient quelques minutes plus tard pour m’assister dans mes démontages et puis, il me dit bravo, bonne chance et ne me demande rien pour la course… C’est pas un taxi parisien qui ferait ça… Mais ici, on est pas à Parich.

Suivent alors une trentaine de bornes de bonne piste gravillonneuse, ou de mauvaise route, on choisit la définition selon son humeur. Le taxi m’avait expliqué qu’au kilomètre 26, il fallait tourner à gauche et, après le passage du fleuve gelé, encore à gauche. Je suis rassuré, même si j’ai pris sérieusement du retard. Comme je croise de la circulation, même des petites bagnoles, j’en déduis que la route est excellente et que je ne risquerai pas de rester tout seul en rade. En remontant les skis à la bifurcation, je discute avec plein de gens, on fait des photos… Et puis je passe la rivière gelée, il y a beaucoup moins de circulation et plus une seule voiture de ville. C’est là que j’aurais peut-être dû commencer à me poser des questions…

Plus j’avance, moins je m’en pose, d’ailleurs. Je m’applique à piloter ma motoski comme je peux ; ce n’est pas simple. Il y a des ornières ou des bosses. Il y a aussi souvent des dévers . Je dois laisser la moto glisser et rebondir sur le bord pour revenir au milieu. Et si le bord est trop enneigé, il faut contrebraquer en donnant un coup de gaz et ça rétablit la trajectoire. C’est assez fatiguant, mais ça fonctionne. Et puis je suis assez content de l’efficacité de mon système. Je ne me suis pas rendu compte tout de suite de cette étrange tendance à toujours plonger vers la droite. C’est après un passage sans neige que j’ai inspecté l’état du matériel. Les tronçons sans neige sont les pires, souvent à la sortie des rivières gelées, là où ça grimpe un peu. Là, je dois virer tous les bagages et pousser. Les skis sur la terre, ça ne glisse plus, ça freine… Alors il faut pousser et faire travailler l’embrayage, ça prend un peu moins de temps qu’un démontage-remontage. Je n’avance pas vite, le temps file, je ne me pose pas de question. Je profite de l’immensité enneigée et de mes progrès en pilotage. Et puis on verra bien ; même si j’arrive en pleine nuit à Ilyerney . De toute façon, je n’ai plus le choix. Inch’Allah, comme on dit dans le Kavkaz.

Mon amortisseur de droite a rendu l’âme . C’est pour ça que je tire à droite. Pas l’amortisseur de la moto, celui qui tient le ski. Alors la moto s’affaisse et je dévie inévitablement vers la droite. C’est logique. Je suis obligé de piloter en Amazone, ou en appui sur le ski de gauche pour tenter de rouler à peu près droit, parfois j’ai l’impression de barrer un voilier en trapèze; mais manier les gaz et l’embrayage dans cette position , ce n’est pas très relaxant… Il est sept heures moins le quart… Au loin, je vois un camion qui vient dans ma direction. Je ne sais pas encore ce qu’on va se dire, mais je sais qu’il est la providence du jour. C’est le seul camion que je croise depuis que je suis sur cette piste.
Aliocha m’ a ramené à Bilibino, j’ai laissé la moto au bord de la piste. Ce fut une belle tentative très instructive, autant pour le pilotage sur piste gelée que pour avoir une preuve de plus de la solidarité russe. Aliocha a donné quelques coups de fil. En arrivant à Bilibino, sous le ciel rougeoyant de la fin du jour, Hassan et Sylyoga m’attendaient . J’ai retrouvé ma chambre… Ce fut une journée bien remplie.

Histoires de communication


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Nous communiquons par Google translate. Le traducteur intégré au téléphone est, pour le voyageur, une invention bien plus essentielle que le GPS… Encore faut-il faire des phrases courtes et soigner sa diction. Quand Hassan s’emballe en agitant les mains , comme si c’est mon téléphone qu’il devait convaincre, je doute que sa diction ne fusse compatible avec la technologie moderne ; le résultat est en tout cas souvent fort improbable.

En même temps, les sujets abordés sont loin de changer la face du monde géopolitique. Comment boivent les Français ? Portent-t-il des toasts ? Est-ce qu’on trouve du cognac à Paris ou Marseille ? Comme Ramin, pour rien au monde Hassan ne voudrait vivre ailleurs. Bilibino et Omolon sont des paradis, on peut y vivre au rythme qu’on veut, partir avec sa moto neige chasser dans la toundra et se ramener un renne qui nourrira la famille pendant quelques semaines. Pour rien au monde, ces deux là ne retourneraient au Daghestan. C’est comme pour Evgeniy à Magadan. Pourquoi avoir envie de venir en France, un pays où il n’y a rien à pêcher et où en plus, pour pêcher ce rien-là, on a besoin d’un permis ? Les chasseurs-cueilleurs n’ont pas disparu, ils se sont un peu modernisés et ils vivent ici, au Tchoukotka . Et moi, avec ou sans permis, il serait temps que j’aille à la pêche au camion… Ou que simplement je reprenne la route… Sauf qu’ici rien est simple…

Temps de pause à rebondissements


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Ce matin j’ai fait mon sac. On ne sait jamais, tout peut basculer très vite avec le passage d’un camion au garage. N’oublions pas que Hassan m’a trouvé deux pistes… Celle de Maxim qui connaît un transitaire et celle de Silyoga, un camion qui doit livrer du ciment et repartir à vide. J’ai mis du temps à comprendre que c’était Sergei, celui des poulets et de la motoneige. Je cherchais partout dans le dictionnaire ce que signifier Silyoga, mais en vain, et pour cause, c’est juste un diminutif. Pour ça, ils sont un peu compliqué les Russes ; chaque prénom a un, voire plusieurs, diminutifs… ça ne va pas accélérer mon apprentissage tout ça.

Je suis allé au garage par des chemins détournés. Je commence à bien connaître les variations d’itinéraire entre les friches industrielles et les anciens quartiers plus ou moins abandonnés. Ce sont de vieux immeubles comme à Omolon, essentiellement, d’après ce que m’a expliqué Hassan, habités par des Tchoutches toujours bourrés. Connaissant maintenant la sérieuse descente de mon bon musulman, je n’ose imaginer l’animation dans les vieux immeubles. Mais Hassan vient du Daghestan et un pur nationaliste de Krasnoïarsk ou de Novossibirsk parlera toujours de ceux d’Asie centrale avec un certain mépris. Alors, heureusement pour mon pote, il y a les Tchoutches . Ainsi va l’humanité et on sait, plus que jamais en ces temps troublés, où tout cela nous mène.

Ce matin, sixième jour à Bilibino, le temps est gris et légèrement neigeux. Ce matin j’ai pété la fermeture éclair de ma super-veste -professionnelle-grand-froid achetée à Magadan il y a trois ans et j’ai perdu les lunettes de soleil achetées il n’y a même pas une journée. Bon, faut pas tergiverser. Tout ça c’est un cygne, comme aurait dit Google translate qui sait toujours trouver le mot juste. Je vais peut-être encore rester au chaud un jour de plus…

Un dimanche à Bilibino


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Il y a comme deux futurs potentiels qui se dessinent en parallèle. Deux réalités prévisionnelles. La première : j’arrive à trouver le matériel qui me permettra de continuer la route tout seul sans prendre trop de risque. La deuxième : je charge la moto sur un camion jusqu’à Pevek où je me remettrai en quête du matériel élémentaire et d’une éventuelle assistance. Ces deux options suivent leur cours ; de mon côté je continue de tenter de remettre tant bien que mal la moto en route, de l’autre, avec la même cadence quotidienne, Hassan s’applique à donner des coups de fil pour trouver un camion. Ce n’est pas moi qui décide tout seul, c’est le respect élémentaire que je me dois d’avoir pour les efforts de mes hôtes, car pour eux, c’est sûr, je suis arrivé sur un camion et je dois repartir de la même façon. Me laisser redémarrer tout seul sur mon épave serait un manquement aux engagements qu’ils ont pris envers ceux qui s’occupaient de moi à Omolon ; c’est une question d’honneur ; il ne faut pas déconner avec ça.

En attendant, c’est dimanche, je vais rester au chaud toute la journée, ça ne me fera pas de tort d’éviter pour une fois le passage au garage…

Samedi


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Il y a juste deux petits magasins de fournitures automobiles. Le premier n’a ni pinces, ni chargeur, le deuxième est fermé. La journée commence bien. Comme j’ai mis ma batterie en charge la veille au soir, je refais l’expérience et elle n’est pas brillante ; même avec l’assistance du booster, impossible de démarrer. Il a fait très froid cette nuit. Il faudra donc qu’aux étapes éventuelles, la moto ne passe pas la nuit dehors. C’est pas gagné cette affaire. Relancer un moteur réfrigéré version polaire, ça ne peut pas se faire comme ça, d’un coup de pousse sur le démarreur. L’huile dans les carter doit être tellement froide qu’elle se gélifie. Je ne suis pas très compétent dans la science des huiles moteur. Mais si en Sibérie, on vend de l’huile 0–30, ça doit signifier quelque chose… Zéro , ça doit être la viscosité d’une huile à salade.

Il y a deux petits jeunes que je croise souvent depuis que je passe ma vie au garage. Le plus âgé, Waza, a compris le problème et il va me chercher deux câbles au milieu d’un tas de ferraille, pendant que son petit collègue ramène une grosse batterie de camion…

Et on y arrive; c’est donc ça la solution, il faut que je trouve des câbles.

Nous allons fêter ça en slurpant des soupes à la viande, tous ensemble à la cantoche et l’après-midi, c’est Sergey, celui de la motoneige, qui me trouvera des pinces dans un de ses conteneurs. Elles sont un peu délabrées, mais c’est mieux que rien… Je peux avancer mon pion d’une case avant de rentrer au chaud tenter de maîtriser cette crève sournoise qui n’est pas du tout la bienvenue…

Pas grand-chose à faire pour le troisième jour


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Encore une fois, je vérifie devant le grand hangar que la batterie de la moto n’a toujours plus la force de la ressusciter le matin. Même assistée de ce petit appareil moderne qu’on appelle un booster, ça tousse à peine. Rien d’autre à faire aujourd’hui, à part un peu de marche à pied. Je déambule dans les amas métalliques des friches enneigées, ou entre les blocs d’immeubles colorés. J’ai fait la liste de ce que je dois absolument me procurer si, faute de camion, je décide de prendre la route. Il faut que je trouve un chargeur pour pouvoir avoir l’illusion que j’ai une batterie neuve chaque matin. Une bonne paire de pinces à batterie sera bien utile aussi pour si je n’ai d’autres choix que d’arrêter un camion au bord de la route pour pouvoir redémarrer. La batterie est trop faible…c’était ma principale crainte mécanique en revenant à Omolon. Mais que faire ? On peut presque tout emmener avec soi dans les avions : des pneus, des pièces mécaniques, mais une batterie, pas question. C’est comme ça , il faut se débrouiller sur place et sur place, parfois, l’offre est terriblement limitée. Il y a quand même quelques petits modèles, sans doute pour les motoneiges et puis des énormes, pour les quatquatres ou les camions… Mais dans la tranche du milieu, il n’y a rien.

Chez Hassan, il n’y a plus ni femme , ni enfants, ils sont allés s’installer ailleurs. L’appartement est donc plus calme et je peux m’accorder quelques pauses studieuses pour lire, écrire et dessiner un peu. Quand le maître des lieux rentre du boulot, il faut vite oublier les pauses studieuses, la téloche et les conversations téléphoniques tonitruantes envahissent à nouveau l’espace sonore. Il est gentil Hassan, mais je ne sais pas pourquoi il ne parle qu’en hurlant, comme j’ai un petit mal de crâne récurrent, sans doute dû à un excès de politesse, je me suis mis à l’aspirine.

Le soir, avec quelques potes, nous allons au banya municipal ; le banya, le sauna russe, le lieu idéal pour se détendre et évacuer ses toxines. Quand je vois le gigantesque pack de bière qu’Hassan emporte, je m’inquiète un peu pour le projet de détente. Un pack, que dis-je, une petite palette plutôt ; je crois qu’Hassan ne fait jamais dans la demi-mesure. Heureusement, comme la petite bande commence par vider des canettes en mangeant du poisson séché dans le petit salon d’à côté, je peux profiter un peu de la chaleur suffocante en solitaire. Mais cette quiétude n’aura qu’un temps et quand ils débarquent tous, plus chauffés que le lieu où nous Transpirons à grosses gouttes, je me dis qu’il va être temps de prétexter un repli. Quand le plus agité commence à vider des bières sur les pierres chaudes, l’odeur qui monte avec la chaleur me submerge… C’est le bon moment pour m’éclipser afin, comme le veut le rituel, d’aller me tremper dans l’eau froide de la petite piscine d’à côté. Je resterai encore un peu en préparant mon repli, l’âge est parfois bien utile quand on cherche une bonne excuse . Il faut que je m’enfuie avant que l’idée ne leur vienne de pisser sur les pierres chaudes. Dehors le calme est total; Ils ont allumé des guirlandes dans les arbres qui longent le trajet du retour. Le voilà enfin le moment de détente…

Deuxième jour à Bilibino


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Et voilà, ça y est, une routine s’installe. Le matin, pas franchement tôt, je pars au boulot avec Hassan. On y va à pied en prenant des raccourcis au milieu des friches industrielles enneigées qui entourent la ville aux immeubles colorés. Arrivé sur place, comme je n’ai plus rien à tchéquer , je sors la bécane qui démarre presque au quart de tour et je la range devant le hangar. Ensuite, je rechausse les skis et je m’entraîne un peu dans le quartier, il faut bien s’habituer à nouveau à cette conduite particulière. À l’heure de la pause, je fais comme tous les autres, je vais slurper ma soupe à la viande. Juste après, quand, comme les autres encore, je m’assoupissais sur mon téléphone, Hassan, aussi vociférant que d’habitude, est venu m’extirper pour je ne sais quelle surprise. En fait, il m’amène quelques containers plus loin rendre visite à Sergey, pas le docteur, un autre. Celui-ci occupe plusieurs containers, un pour élever des poulets, un pour se détendre avec une télé géante et un banya et un autre encore où il range sa puissante motoneige. Il a trois enfants de moins de dix ans, c’est fatigant, alors c’est ici dans ce lieu à la poésie infinie, qu’il vient se reposer.

C’était ça la surprise: la motoneige ; Sergey m’emmène en virée dans les collines environnantes et même, il me laisse piloter un bon bout de temps. On traverse des friches industrielles de plus en plus anciennes et minimalistes… la dernière, avec sa petite mine, ses miradors et ses barbelés, semble évoquer un passé carcéral lointain.

Sergey ne sait rien de tout ça, il me dit juste que c’est ancien et que c’est le trajet pour monter en haut de la colline d’où la vue est imprenable. C’est très insolite ce jeune homme aux joues bien roses qui fait des prouesses en rattrapage de gamelles sur son gros engin et ce décor où plus personne ne pense à ces destins qui, sans doute ici, furent happés par le néant. Et tout est resté en place… Comme les mines abandonnées ou les usines en ruine. C’est finalement bien plus troublant ; pas de musée ni de mausolée, juste les lieux à l’état brut, comme si tout le monde était parti d’un coup et que la neige avait tout recouvert.

Quand j’ai voulu lui montrer que ma bécane à skis c’était de la balle pour la glisse, elle n’a pas voulu repartir… Cette batterie n’aime vraiment pas qu’on l’abandonne dans le froid… Il m’a ramené tout déconfit chez Hassan où, bien sûr, Un repas chaud m’attendait …

Ce soir, Hassan était sobre… Le problème c’est les visites surprises. Le visiteur amène toujours de quoi manger et une bouteille qu’on se doit de vider dans la foulée. Avant-hier, c’était Artium et un chauffeur qui était prêt à m’emmener tout de suite. Le lendemain, un petit gars du Daghestan. À chaque fois, l’invité surprise amène du lard ou du poisson et Emma bien sûr se remet à cuisiner. Ce soir Emma est partie avec les enfants, c’est plus calme… quant à l’invité du jour, c’est mon petit flic d’Omolon. Je le retrouve partout celui-là. Je l’avais déjà croisé en ville et là, je vais lui tirer le portrait et trinquer avec lui. On étudie consciencieusement les cinq cents bornes de toundra qui me séparent de Pevek, la prochaine ville. Il faut prendre en compte l’état de la route et de ma batterie, les endroits où il y a moyen de faire étape et je ne parle même pas du taux de résistance de mes chaînes à neige et de mes skis en ferraille sur les inévitables tronçons déneigés … Tout ça est bien compliqué et demande réflexion… Comme on pourrait dire à chaque fois ; on verra bien demain…

Journée de pause à Bilibino


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J’ai à nouveau tchéqué ma bécane…À chaque fois que je la décharge d’un camion, c’est obligatoire; elle aussi elle a été secouée. Dans un hangar de l’entrepôt, je vérifie que ma batterie chinoise , achetée à Barnaul il y a cinq ou six ans, est toujours en bonne santé. C’est une bonne nouvelle, et je ne m’y attendais pas, c’est qu’on ne trouve pas beaucoup de choses à Bilibino, même pas de réseau Internet. Je réajuste mes chaînes à neige et j’ai fabriqué une protection en moumoute pour réduire les terribles agressions nocturnes du froid sur ma pauvre batterie. À midi, je vais manger avec le personnel du garage dans la cantine container . On y croise ceux qui sont avides de communication et majoritairement, je l’avoue, ceux qui ne pensent qu’à slurper bruyamment leur soupe en regardant leur téléphone.

Hassan qui m’héberge n’est pas un très bon musulman. En rentrant du boulot, il se vide une bouteille de rouge d’ Abkhazie en attendant ses potes pour quelques toasts au cognac, il parle très fort et s’agite beaucoup, pendant ce temps là, Emma, prépare toujours des repas… Quand on rentre du boulot à 5h, une assiette de pâtes au poulet nous attend, on est pas obligé de les manger, c’est pour attendre le poisson qui continue à cuire dans le four ; Hassan, bien vautré avec sa clope , attend qu’on le serve. Finalement, tout bien réfléchi, Hassan est bien un bon musulman…

Arrivée à Bilibino


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Partis le dimanche en fin de journée, après un copieux apéro-saucisse, nous sommes arrivés le mardi en fin de matinée…

Andrey m’a déposé sur un grand parking verglacé à l’entrée de Bilibino. Il y a toujours un instant d’inquiétude quand on passe au chapitre suivant. Les entrées de ville, ce n’est jamais très attrayant, en Sibérie orientale comme en France profonde. Cette petite pause, c’était juste pour recentrer mes bagages dont une partie était sur la remorque de l’autre camion-citerne.

Maxim se présente, il m’attendait dans sa bagnole pour m’emmener dans une de ces zones comme on en trouve que dans les villes isolées. Une bagnole ! J’avais oublié que ça existait. Depuis Magadan, il n’y avait plus que 10 camions et quelques motoneiges.

Et puis surtout, ne l’oublions pas, la magnifique ambulance d’Omolon…Qu’est-ce que j’aurais aimé avoir la même en Dinkytoys quand j’étais petit !

Je me retrouve donc au milieu de vestiges d’usines, de carcasses hétéroclites, d’entrepôts sombres et immenses, tout ça entouré de tas de bidons et de containers glissés dans tous les interstices. C’est dans un de ceux-là, aménagé en cantine, qu’on me propose de me restaurer, puis dans un autre, aménagé en dortoir, de me reposer. Ensuite, je range un peu mes affaires dans un des hangars immenses et, après avoir mis la batterie en charge, je retourne dans le premier container pour attendre la suite… C’est ce qu’on me dit de faire ; attendre … je suis arrivé à Bilibino, pourquoi me presser ? Après deux ou trois heures, je commence à m’inquiéter. Ce n’est peut-être pas de l’inquiétude ; juste l’impression d’avoir des choses à faire… Trouver du réseau, m’enregistrer à l’immigration. Je vais donc me réactiver, un nouvel Evgeniy m’a filé des tuyaux. Il y a un cybercafé à Bilibino : le Chill Out. Il mérite bien de s’appeler cybercafé parce que, et c’est bien rare en Russie, le café y est excellent… Mais au niveau du cyber, comme aurait dit José Artur, il y a comme un truc qui tiendrait presque de la supercherie. Un autre taxi me dépose à l’hôtel… Le seul de la ville. Il est complet. En plus, il est moche : un immeuble comme tous les autres et surtout pas d’Internet… Alors un troisième Taxi m’amène à l’immigration, c’est pas cher les taxis… Ça tombe bien, celui-ci parle un peu anglais, il me servira d’interprète. Une dame imposante dans son bel uniforme photocopie tous mes documents puis me libère, on m’a toujours dit de bien m’enregistrer partout où c’était possible dans cette région. On m’a filé le propusk, c’est pas pour que je fasse n’importe quoi. Bien que j’imagine que pour eux, d’être ici tout seul, à moto , à mon âge et en cette saison, c’est quand même un peu n’importe quoi.

Ensuite, je retourne à l’entrepôt.

La connexion avec la filière daghestane s’est remise en place. Artium m’a trouvé une piaule dans l’appartement d’un compatriote. Un grand plumard tout fleuri, le rêve. On mange entre hommes, on porte quelques toasts, c’est obligé, politesse élémentaire, à la santé de l’amitié et de la paix, c’est la moindre des choses. Après trois ou quatre toasts, je décline poliment et me retire dans la chambre , eux continuent allègrement sans moi. Je vais bien dormir. Je les entends trinquer encore et encore dans la cuisine au fond du couloir, mais sombre bien vite dans un sommeil réparateur. Après le petit lit à ressort de l’office et le fauteuil du camion, c’est un peu comme le paradis

Deuxième jour de camion, deuxième jour sans connexion


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Mes bagages ont été répartis sous les citernes des deux camions. Difficile donc de respecter mon engagement sacré de poster un article par jour, mon émetteur satellite est quelque part dans le convoi de citernes et puis, je pensais qu’on arriverait le deuxième jour. Mais on avance quand même, consciencieusement, inexorablement, professionnellement ; sans picole. Je suis mauvaise langue. La veille , il y avait sans doute quelque chose à fêter. La fin de la livraison ou le retour vers Bilibino sans doute. On a traîné un peu avant de repartir , nous sommes allés boire un thé chaud chez Tatiana qui, avec son amoureux qui fait la grasse mat, habite la seule maison sur les 600 bornes de trajet.

Vu comme ça, de l’extérieur, elle ne ressemble à rien, la maison. On peut même se demander, en voyant l’état des fenêtres, si c’est encore habité, s’il ne fait pas -30 là-dedans. Et pourtant dès qu’on rentre, comme d’habitude en Sibérie, on se retrouve en T-shirt. L’énorme poêle et les couches de lino font admirablement leur travail.

Je caricature, je montre mes croquis… Ça lance des discussions auxquelles bien sûr je ne comprends qu’un mot sur cent… Ça me suffit en général pour savoir quel est le sujet abordé. Météo, état de la route, camion ou conjoncture internationale.

Dans le monde des camionneurs, la conjoncture intéresse peu, le carburant n’a pas encore augmenté, c’est normal il n’est pas importés. Andreï ne fais que ça comme travail: la navette omolon-Bilibino, fenêtre ouverte car c’est le printemps… Mais bon il s’est quand même chopé un torticolis, le printemps à moins dix , ça pique un peu , alors, le matin du deuxième jour, comme il fait moins vingt sept, il se fait une piquouze, car on est pas rendu encore…

Il reste une centaine de bornes , ça paraît pas comme ça mais les ornières verglacées , ça fait chuter la moyenne; c’était la deuxième nuit dans le camion.

Premier jour de camion


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Le matin du départ, j’étais allé, comme d’habitude, au garage finir de bien faire les bagages. Ensuite on m’avait amené dans un entrepôt de carburant près du pont de l’accident. Le camion citerne était là. Dans une petite maison surchauffé, on me présenta alors une grosse dame assise devant ce qui semblait être des livres de Compte des bons de commande et à Monsieur, tout aussi ventripotent, avachi sur un petit lit au pied duquel roupillait un petit chien d’un modèle totalement en inadéquation avec le milieu. Le poêle central chauffait tellement qu’en rentrant j’ai cru qu’on m’avez amené au banya. Ici il n’y a pas de télé… Ça fait du bien, ça change l’ambiance. Mon vieux couple était à fond dans une séance de motq fléchés. Célèbre pont de Francia ; Avinyon. American tzsigarettes : Marlboro… On est chez des intellos, d’ailleurs ici , il y a même une bibliothèque. Je crois que c’est là que s’est négocié mon transport… Encore une fois c’est le docteur qui s’est occupé de tout.

J’ai donc fini par retrouver l’univers rustique des camionneurs. Je connais déjà, je sais à quoi m’attendre. Variétoche improbable à fond la sono rudimentaire, conversation tout aussi improbable au sujet de la moto ou du camion, on ne fait pas de politique, c’est parfait…ça tangue beaucoup, ce n’est pas une piste si facile ; à Moto, c’est sûr, je n’aurais pas été bien loin. Les trois camions traversent la taïga en ne négligeant pas les pauses, la vodka c’est le carburant du camionneur. Plus inventif, il y a trois ans, Yura fonctionnait à la bière en roulant et à la vodka à la pause. Cette fois c’est du lourd, mais tant qu’il n’y a pas de pont, aucune inquiétude.

Voyage en camion


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La veille du départ, je suis allé pour un dernier pot chez le docteur. Dans ma piaule, on était venu me demander des caricatures, Marceil, son pote, puis la famille d’après photo, ensuite je suis allé pour un dernier pot chez le docteur. Marceil aussi du Daghestan. Ruslan a dû faire venir toute la famille quand il est devenu « deputate ». Marceil , ça se dit Marseille Et inversement, c’est une histoire de prononciation. Marceil Était donc très content que j’habite Marseille, je dis toujours ça, un écart de 150 bornes, à l’échelle de ici, ça compte pour que dalle. Et puis Marseille tout le monde connaît… La France c’est Parich et Marceil , Tout le monde sait ça…

Mais revenons-en au docteur. On a parlé comme on a pu de l’état du monde. Au-dessus de son lit, il y a un somptueux portrait de Staline en grand uniforme, quand ce fut à son tour d’être caricaturer, je l’ai revêtu de cette prestigieuse panoplie médaillée. Il en fut ravi et nous avons trinqué à la grandeur de son pays, ça fait toujours plaisir.

Etape suivante


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Chargement de la moto et adieux à tout le petit monde d’Omolon, avant le démarrage du convoi de trois camions pour la longue route…C’est presque une routine mais une routine qui pince un peu le cœur.

Quand on voyage à vingt ans, ou à quarante, on se dit toujours qu’on pourra revenir un jour… ça m’est arrivé parfois, des retrouvailles vingt ans après.

Mais là, avec l’âge qui avance, le monde qui part en couille, comment imaginer revenir un jour à Omolon.

Je leur dis, à ces amis éphémères, que si un jour ils visitent l’Europe, ma maison leur est grande ouverte, certains sont même venus.

Mais là…

la grande lessive


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 Attendre, toujours
attendre, les voyages ne seraient-ils pas plus fait d’attente que demouvement ? Voilà qui semble bien paradoxal, mais quand on se hasarde àvenir obstinément vers la fin de la planisphère, dans les étendues blanches de
l’hiver au Tchoukotka, il ne faut pas rêver pouvoir traverser la contrée en  filant comme une gazelle dans la steppe;
souvent il faut attendre…un transport, une météo favorable…

Je suis arrivé jusqu’à Omolon, j’ai remis ma moto en service, mais  pour  les six cents kilomètres de piste enneigée qui me séparent de Bilibino , je suis obligé d’attendre un camion. Contrairement audésert de sable, dans le désert blanc, on ne passe pas la nuit dehors, alors il faut guetter le camion.

Aujourd’hui, c’est le weekend, il fait gris donc froid.

En voyage, il faut toujours amener de la lecture et de quoi  s’occuper… dans mon cas, dessiner… en prévision des weekends gris et froids. Le docteur a passé la nuit au dispensaire, juste au dessus de ma chambre, pour veiller un malade qui doit être emmené en hélicoptère à Bilibino où il y a un hôpital équipé pour les pneumonies.

A  l’aube, j’ai rendu visite à l’étage, on m’a offert le thé et pris la tension, on m’a même donné une petit pilule… l’attente incertaine, ça doit être incompatible avec la décontraction.

Entre lecture et visite médicale, on peut toujours faire unepetite lessive ; c’est ça : une petite lessive, c’est une bonneoccupation pour les longues journées d’hiver…

 

 

Une petite virée au garage à changé la donne. Il faut toujours passer par le garage ; c’est là que ça se passe.

Ramin est, semble-t-il, le frère  de Ruslan, le député-patron du garage, en virée à Omolon. Je comprends comme je peux mais on arrive à se raconter des bouts de vie dans la cabane du garage. Il me montre ses sculptures sur bois, ses manches de couteaux en corne, il me dit qu’il a appris ça en prison, où il est allé quelques années parce qu’il aimait bien la bagarre. Ramin vient du Daghestan; c’est très testostéroné ces coins duKavkaz.

Ce qu’on appelle aussi le Caucase.

Et puis trois camions passent…
Ramin bondit sur sa pétaradante motoneige et voilà qu’il revient quelques minutes plus tard.

C’est parfait; demain je pars pour Bilibino…

Demain je quitte Omolon…

Une journée particulière


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Le docteur n’en manque pas une pour me trouver des occupations sympathiques. Il y en a qui emmènent leurs invités voir les lieux touristiques, les élevages de rennes ou de bisounours.

Lui il m’a proposé de l’accompagner dans son boulot. J’ai découvert grâce à lui ce qu’est la vie d’un urgentiste. Il y avait là toute une équipe de pompiers, d’agents municipaux avec deux bulldozers, des cisailles, des disqueuses et même mon petit policier préféré. ils ont redressé le Kamaz tout écrabouillé, je n’avais pas compris tout de suite que le chauffeur était encore dedans. Grâce à mon pote le docteur, j’ai aussi découvert la vie de médecin légiste.

C’est une sensation bien troublante d’assister à tout ça, mais sur le chemin du retour, je pensais surtout à la vie de tous ces camionneurs dont j’avais partagé un peu l’existence il y a trois ans.

Je suis rentré casser la croûte avec la petite famille d’à côté. Le petit Vania est curieux de tout, ça change les idées, c’est mon nouveau pote à Omolon…

Ensuite, je suis repassé au garage et là, incroyable coïncidence , j’ai retrouvé Yura, mon chauffeur de la dernière fois, bien vivant lui . J’ai ,en plus ,pu profiter de sa vitalité hors norme pour m’aider à démonter le pneu de la moto, dernier bricolage du programme.

C’est dingue ce que c’est dur, un pneu, quand il gèle.

Yura est ensuite reparti pour Magadan, dans un Kamaz orange, lui aussi…