Ulu

Le lendemain, comme à chaque étape en auberge, la réceptionniste n’était plus la même. J’ai pris ma douche rangé ma chambre. Deux gamins sont venus me voir préparer mon équipement et m’ont offert des pains briochés pour la route. La dame, elle, m’a rendu la moitié du prix de la chambre…elle a peut-être estimé que j’avais mérité un prix spécial tellement j’étais formidable d’être arrivé jusque là…

Je recharge mon téléphone à la station service, j’ai besoin de munitions pour appeler en arrivant au terminus…et je repars.  Il neige, la route est glissante. J’avais appris, de mes voyages africains, les pistes de sable, de boue, la taule ondulée, les ornières ou les différentes combinaisons possible. La grande nouveauté, sur ces pistes nordiques c’est d’ajouter la composante  verglacée.

Même avec les chaines, je prends ma deuxième gamelle en voulant changer d’ornière pour croiser un camion. Sans chaine à l’avant, ni frein à l’arrière, je suis un peu pénalisé ; l’avantage de la chute hivernale, c’est qu’on est tellement rembourré qu’on ne se fait jamais mal…mais pour relever, il faut toujours compter sur la bienveillance des autres usagers de la M65. Je lui fais subir une rude épreuve à ma chaine ; conçue pour la poudreuse, je doute qu’elle apprécie éternellement, les passages incessants du sol verglacé à des tronçons de goudrons dégagés. Un tintamarre notoire à l’ arrière me fait comprendre sans ménagement que les maillons commencent à rendre l’âme. Les chainettes qui ont lâché prise consacrent toute leur énergie libérée à  fracasser tout ce qui est à leur portée.  Garde boue, feu arrière et même, voire surtout, ma plaque, ma précieuse plaque russe que j’ai mis un mois à extirper des serres de la bureaucratie… Là je n’en peux, plus ; c’est trop… Je m’arrête près d’un groupe de camionneurs en pleine discussion autour d’un feu de bidon, je pose la moto contre la roue d’un gros Volvo et je commence par ranger ma plaque fracassée avant d’aller solliciter les hommes des camions. Le plus costaud de la bande essaye de me rafistoler des maillons de fortune avec ses poignes d’acier, ça tiendra une dizaine de bornes, mais je suis rassuré ; Il m’a dit qu’on pouvait toujours charger  tout dans sa remorque ; un camion balai, ça rassure… J’arrive à Ulu, plus que deux cent cinquante bornes avant l’arrivée. Il n’y a vraiment pas grand chose, ici ; quelques bâtiments sans âge, des baraquements ; sous la neige, ça donnerait vraiment envie à celui qui a quelque chose à expier de s’y installer pour la vie…Je m’arrête dans un des deux petits cafés déglingués et je commence par me revigorer avec une soupe brûlante ; ça met dans l’ambiance, c’est la première étape avant l’enquête… Niet Rouski, Fransouski, moto kaput, possible gastinitza for one night. Je demande où je peux trouver quelqu’un qui pourrait réparer mes chaines. Le jeune proprio se propose de m’aider. Il me trouve un garage surchauffé, mais pas un garage de garagiste, un garage où on range sa bagnole. Aucun professionnel de la chaîne à neige dans le secteur, je pensais trouver ça facilement en Sibérie, en hiver, mais pas vraiment…Je commence donc à rafistoler comme je peux, de toute façon, ça ne tiendra pas longtemps mais peut-être qu’un peu plus loin la route sera meilleure, peut-être que demain il fera beau. A coups de « peut-être », on finit toujours par avancer… Il n’y a pas d’auberge à Ulu, mais, Viktor, mon nouveau guide, me dépose chez Alexander, qui me loue un plumard dans son appartement triste.  Lui aussi est triste, sa cuisine, sa télé à fond, partout, une certaine lassitude m’envahit. Comment peut-on rester planté devant des programmes d’une vacuité  aussi absolue sans en sortir lobotomisé. Je me plante des couches de boules Quies tellement profond que j’ai crains à un moment de les retrouver dans mon slip. Alexander s’est subitement levé pour me dire qu’il allait au travail… dans un café, une station service, une usine quelque part, je ne le saurai jamais…il m’a donc laissé seul chez lui en me donnant sans doute des tas de recommandations auxquelles je n’ai rien compris. Je sais juste que Viktor, celui qui a le café sur la M65, va venir me chercher à dix heures…Alors je coupe la télé, réflexe de survie ; retrouver the sound of silence…  Il n’y a pas de réseau chez Alexander, impossible de se connecter pour alimenter ce journal de bord que je balance quotidiennement , avec une obsessionnelle méticulosité, sans trop savoir qui le lit de l’autre côté de l’hiver. Cette dépendance à la technologie moderne me fout parfois une certaine honte… Mais aurais-je autant l’envie de voyager si je n’avais pas l’impression d’être soutenu de loin par des lecteurs fébriles et passionnés ?Pourrais-je  au moins revenir à l’essence du voyage, si tout ce matos tombait en panne ? J’y pense parfois, en fixant l’horizon sur les routes glacées…il faut penser à autre chose sur la glace, regarder loin, oublier que ça glisse et faire le vide… Je n’ai plus d’appareil photo, la caméra ne fonctionne plus mais j’ai retrouvé un chargeur pour mon ordinateur. Grâce au téléphone qui se targue de pouvoir tout remplacer à lui tout seul, je réussi à assurer la continuité tant bien que mal…Mais je ne pars pas à l’aventure avec une logistique derrière, je ne suis pas Ewan Mac Gregor…et combien d’images n’ai-je donc pas pu capter, juste parce que ma béquille latérale est cassée et qu’il est impossible de s’arrêter n’importe où quand tout est gelé… Allez, quelle importance tout ça ? Yakutsk n’est plus très loin…

7 thoughts on “Ulu

  1. Priviète tovaritch Ptiliouk !
    Mais oui, qu’on est fébriles et passionnés à te lire, savoir où tu en es, si tu as froid, si tu as faim… déjà, on sait comment tu te rappes les miches dans des baignoires rugueuses, on imagine comment tu te contorsionnes pour en chier comme un Russe dans des gogues pour cul-de-jatte sans te refaire le crépi sur les tongues… c’est passionnant ! Je suis sûr que les fans d’Ewan McGregor ne peuvent pas en dire autant !
    On s’étonne aussi de voir comment tu arrives à porter ton épave de moto toujours un peu loin, comment tu parviens à nous composer des articles pour nous z’autres, là, de l’autre côté de l’hiver.
    Bref, on t’encourage, on te suit… nous sommes ton public, Ptiluc ! Et tu sais comme c’est fidèle, un public, hein !
    Shasliva, moï droug, davaï !

  2. …de loin et bien au chaud.
    Sois quand même prudent : tu as atteint ton but de cette année (ta vieille moto allemande est naturalisée soviétique et tu peux la laisser hiberner tranquillement jusqu’à l’été prochain), tu pourras, l’année prochaine, aller jusqu’au nord du Nord et… tu n’as plus rien à prouver !
    (Et puis fais attention à ne pas te geler les mains : c’est précieux les doigts pour un dessinateur).
    Bébert, bloqué au Japon

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