Pour la nuit, mon intello de chauffeur a eu la bonne idée de m’installer dans le camion d’un collègue, un petit vieux presque aussi jeune que moi et qui a le mérite de ne pas se torcher comme les autres. La nuit fut aussi courte que la veille mais au moins j’ai pu m’allonger et dormir. Dans son camion, il y a une couchette. Au fur et à mesure que nous progressions, un semblant d’organisation se mettait en place dans la gestion du Francouski, c’est ce que je m’étais dit alors, mais peut-être que j’avais rêvé ; car il faut toujours prévoir les pulsions incontrôlées d’Evgeniy…
Quand le camion qui transporte la moto s’est vautré une fois de plus, il semble que mon chauffeur ait abandonné le sens de la solidarité que je croyais indispensable dans l’univers des camions. Il a marmonné un brouet verbal, sans doute du genre « il commence à faire chier celui-là, il a qu’à se démerder », et il a repris la route…
le convoi s’est scindé.
Les deux plus vieux qui étaient déjà devant, et Evgeniy, ont continué jusqu’à une friche industrielle ou, après une pause, mon camion est reparti en solitaire. Complètement à l’arrière, celui qui transporte mes bagages et, bloqué dans une congère, celui qui transporte ma moto.
Il y a une règle élémentaire quand on voyage ; il ne faut pas avoir tout son pactole au même endroit et toujours garder sur soi une somme suffisamment crédible pour ne pas inciter à l’envie de chercher ailleurs. C’est donc cette somme là que j’ai sur moi et pas le moindre slip de secours.
Le camion a roulé longtemps dans un paysage qui ne m’ euphorisait plus comme au premier jour. Est-ce parce que la lumière était moins belle, parce que mon chauffeur faisait toujours la gueule ou parce que plus personne ne chantait alléluia sous un soleil rasant des ondulations floconneuses?
Nous roulons sur une vaste plaine. À droite des petites collines, à gauche, au loin, on devine la mer…
Quand nous sommes arrivés à une heure avancée à Schmit, une sorte de Omolon-sur-mer (gelée) , Evgeniy s’est arrêté dans le garage à camion. Tout au fond , dans un bureau obscur aux murs graisseux, nous avons bu un thé et on m’a offert des crêpes pour accompagner. J’ai bien compris qu’on parlait de mon cas. Les mots passeport et Visa ressortaient nettement ; ils parlaient de toutes ces choses laissées loin derrière, bien réparties, comme le pognon, entre les deux camions.
Alors je suis resté là …et, heureusement, j’ai eu la bonne idée de prendre mon petit nécessaire minimum laissé dans la cabine avec moi, parce que pendant que le gars du garage m’emmenait visiter l’appartement en réfection où j’allais être logé, le camion lui, il est reparti.
On m’invite à dîner, il y a du réseau et, étrangement, même si je suis dans une situation un peu complexe, je me sens, dans cette pause forcée, merveilleusement détendu…