Artouk

Sur le pont, du matin à la nuit tombante, on bosse sept jours sur sept pendant cinq mois, quant aux deux ingénieurs ils ont cinq jours de congés tous les deux mois ; ça bosse dur sur la routes des os. Le soir, c’est séance de musculation avec des essieux de camion, puis banya avant le repas. L’hiver, les ouzbeks rentrent chez eux et les ingénieurs sortent les costards cravates, rangent les frusques poisseuses et retournent concevoir les prochains ponts dans des bureaux bien chauffés. Quant à moi, je ne vais pas attendre l’inauguration du pont pour aller voir à quoi ça ressemble, juste un peu plus loin…à Artouk…

Vassili m’avait parlé d’une ville fantôme, il avait parfaitement raison, par contre, en ce qui concerne l’auberge, les appartements, il n’y a rien qui y ressemble, quand c’est vide, c’est détruit, effondré, mangé par la végétation, il n’ y a presque plus rien à Artouk ; le café, la station, le grand bain public, même le poste de police ; tout est en ruines. Les petites maisons autour sont toutes effondrées, seuls restent debout la mairie avec son Lénine toujours fier malgré le terrible destin d’Artouk qui a tout perdu avec la fin de l’Union Soviétique. Une grande usine de cabines de camions Tatra faisait vivre toute la petite ville. On devine qu’elle avait belle allure ; je me glisse dans ses rues vides et boueuses à la recherche de l’auberge et je croise Pavel, au volant de son van Toyota. Il parle beaucoup et on ne se comprend pas vraiment, mais il m’explique bien vite qu’il n’y a plus d’auberge depuis longtemps, qu’il n’y a plus rien à Artouk.

Mais en Sibérie, il y a des solutions à tous les problèmes, alors il m’emmène dans un grand bâtiment où Dima, un émigré Ouzbek, pose du lino et des plinthes. C’est chauffé, je peux m’installer où je veux dans les pièces vides, je pose donc mon paquetage puis je suis Pavel pour ranger la moto dans un garage. J’arpente seul les rues vides jusqu’à la fin de l’après midi puis je croise à nouveau Pavel au volant d’un vieux camion Kamaz ; il me propose de grimper. Avec un mot saisi au vol de temps en temps, on arrive vaguement à reconstituer des conversations. Pavel vient de Moldavie. Y’est-il né ? Ses parents ont-ils subi un transfert de population sous Staline? Je ne le saurai jamais…il a soixante sept ans, il a eu un infarctus et avec son camion, il s’active dans la ville fantôme. Il charge dans sa benne des ruines effondrées, il récupère le bois pour chauffer quelques maisons encore debout puis va balancer le reste dans une décharge à la lisière de la forêt. C’est comme si Artouk s’autoalimentait. Pavel stocke des pneus pour son Kamaz dans les banyas publics en ruines, des amortisseurs dans une petite maison vide et il a remis en service quelques serres, chauffées aux débris de charbon et de charpente… Il y fait pousser, entre deux airs d’accordéons, des tomates, des cornichons, des choux, des patates et des fraises des bois, puis après un petit solo de trompette, il me ramène dans ma grande pièce vide et chaude. Il y a comme un air de fin du monde dans la vie de Pavel… il a tout organisé dans et avec les ruines d’Artouk.

Il y a un seul immeuble qui semble presque neuf, tout au fond du village, je crois que c’est un sorte d’hôpital psychiatrique, Pavel mime le débile baveux, ça fait envie… demain, je crois que j’essayerai de partir à la première heure avant d’être happé par la ruine…

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