le retour…


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Se faire rapatrier, c’est comme pour les poilus des tranchées en quatorze ; il faut avoir la bonne blessure. Elle doit être suffisamment grave pour être admis mais pas trop pour pas finir sa vie en fauteuil.  En quatorze pour une jambe cassée, on te renvoyait chez toi, mais si les officiers  découvraient une quelconque tricherie, c’était direct le peloton d’exécution.  Les sociétés d’Assistance ne fusillent plus les tire-au-flanc, mais elles vérifient quand même si on ne cherche pas à les embobiner. Dans mon cas, avec le gros plâtre à l’ancienne, les radios et quelques échanges téléphoniques entre docteurs, j’ai brillamment réussi l’exam du petit éclopé  qu’on va ramener à sa maison.

Après, évidemment, c’est royal. Un taxi vient chercher le pauvre voyageur handicapé, même dans un club de motards au fond d’une impasse gelée, pour l’amener à l’aéroport. Il aura droit à tous les égards; dans son fauteuil roulant, on viendra le chercher à la sortie de l’avion, il passera devant tout le monde aux interminables contrôles et entre les vols, bonjour les petits fours dans les salles d’attente réservées aux privilégiés du cac40… Dans l’avion, le grand blessé rentre le premier et les hôtesses le couvent d’un regard maternel et compatissant ; enfin surtout la grosse qui ressemble à Jacqueline Maillan. L’autre, celle qui ressemble à la Ornella Mutti d’il y a quinze ans, elle en a rien à foutre. Elle préfère chouchouter  les jeunes startupeurs en baskets de luxe, il y en a peut-être un qui voudra l’épouser. Jacqueline a passé l’âge, elle ne s’attarde pas sur mes jean’s pourraves et mes pataugas trouées. Son instinct maternel a pris le dessus et elle recharge allégrement mon verre de vin dès que le niveau baisse… C’est pas de bol, le vin de la bizness class d’Air France est bien meilleur que sur Aeroflot ; je le sais…souvenir de mon rapatriement d’il y a douze ans…au prochain accident, j’essayerai de choisir la compagnie !

Bien calé dans mon gros fauteuil, je m’endors lentement…je revois défiler la route…

Maintenant, c’est parti pour une longue convalescence…je vais avoir le temps d’organiser mon prochain retour là-bas, tenter de récupérer mes skis, réparer mes chaines et bien choisir ma période pour être sûr d’arriver un jour à Magadan…puis pourquoi pas, tenter de pousser un peu plus loin…Toujours plus loin , sans s’affoler, vers ces routes inconnues, j’en frémis d’avance …

Taxi driver


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J’ai dû passer des tests médicaux, vérifier ma jambe, me procurer des attestations. Je viens de remettre mon sort entre les mains de l’Assistance qui va me ramener chez moi bientôt, mais ils vérifient quand même qu’on essaye pas de resquiller.

Ils me poussent à sortir de cette sorte d’abandon qui commençait à me gagner peu à peu dans ce club au bout de l’impasse verglacée, un lendemain de cuite, de surcroit.  Quand parfois, au propre comme au figuré, une sourde sensation de défaitisme s’insinue, c’est l’heure du rebondissement. Dans tout scénario digne de ce nom, la cavalerie va se pointer, les renforts, un vaisseau Jedi ou le cosmoschtroumpf…là , c’est une Daihatsu blanche, un peu fourgonnette…moyen pour la classe…Pronya m’a trouvé un chauffeur de taxi qui parle français ; une aubaine en Yakutie, même si sa bagnole ne paye pas de mine. Il parle aussi Allemand et même un peu néerlandais. Il a visité pas mal de ville en Europe ; mais c’était il y a longtemps. Entre labos, hôpitaux et pharmacie, mon taxidriver m’escorte toute la journée, il a le temps de me raconter sa vie. Lui aussi, il a été diamantaire, c’est pour ça qu’il connaît Berlin, Paris et Anvers. il y eut une époque où il était quelqu’un d’autre. Jusqu’ici, j’ai souvent rencontré des russes qui regrettaient l’union Soviétique ou d’autres qui sont très contents du boss actuel. Mon Taxi  est le premier à me dire que la bonne époque, pour lui c’était le temps de Boris Eltsine. Je ne sais pas trop ce qu’il a vécu pour dégringoler comme ça ; il me dit que quand Vladimir a pris le pouvoir, il y en a, comme lui, qui ont plongé grave… Quels trafics faisaient-ils exactement entre Yakutsk et Anvers, je ne le saurai jamais, il me racontera tout ça une autre fois… En attendant, assisté de Natalia, de la nouvelle Alliance Française, je règle les dernières questions médicales avant de repartir…

La vengeance du petit chat roux…


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Tout est prêt… La moto hiberne dans un hangar, c’est le dernier jour au club au bout de l’impasse. Mon compagnon quotidien, durant ces quelques jours, fut un petit chat roux qui dort contre moi la nuit et vient faire ses griffes sur mon plâtre. C’est le frère jumeau  de celui que j’ai croisé quinze jours plus tôt, son clone, sa réincarnation venue me narguer dans ma déchéance pour me faire payer d’avoir abandonné son frère  le long de la route de Vladivostok. Il n’y a toujours pas l’eau au club, juste un petit filet tiède au lavabo, mais rien dans la douche et surtout pas de chiottes. Alors, comble de la honte, chaque matin, sous les yeux narquois du petit chat roux, je fais ma crotte dans le bac à chat. Il me regarde impassible. Je lui devine un petit sourire moqueur, un sourire de chat, un rictus caché derrière les moustaches. Il ne peut pas me regarder comme ça sans avoir quelque part, une profonde pointe d’ironie subtilement dissimulée…Le soir, les motards reviendront tous trinquer avec moi. Je dessine des motos sur les murs, je caricature tout le groupe, je me laisse sombrer, je sais que j’ai ma bouée de sauvetage…je serai rapatrié demain…

La vie sur pilotis…


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Le lendemain, personne ne vient me chercher…Kiryul a du travail…Il me dit  que c’est Pronya qui viendra un peu « plus tard »…je sens qu’une élasticité temporelle va s’installer peu à peu. J’allonge la jambe sous un coussin et je somnole. Kiryul est dans le diamant, son père était déjà dans le diamant, la Yakoutie c’est la région du diamant et du permafrost : la ville est construite dessus, c’est gelé sur cinquante mètres de profondeur et au mois de juillet, quand il fait très chaud, ça ne dégèle que de deux mètres. Yakutsk est construite sur des pilotis. Depuis peu, grâce aux nouvelles technologies, on peut ériger des immeubles dans la ville, mais jamais de parkings souterrains, à cause de la glace. C’est pas de bol, ce serait pratique des parkings souterrains parce qu’ici, il y a cent cinquante mille bagnoles, une pour deux habitants, et en plein hiver, on ne peut se déplacer qu’en bagnole. En mode piéton, en janvier, si on est pas couvert, on perd ses doigts et son nez en moins d’une minute ; ça fait rêver. Pronya est venu me chercher, il m’emmène à la moto ; il fait froid dans le hangar…mais j’essaye quand même de préparer méticuleusement la période de repos de mon vieux cheval. Avant de me ramener au club, il me fera visiter ses bureaux et son petit super marché où je pourrai faire quelques provisions pour les prochains jours. Je retrouve le club surchauffé et les fenêtres ouvertes. C’est comme ça en Russie; quand on redémarre le chauffage collectif, on lance la machine pour tout l’hiver, on ne fait pas de chichis, on balance la purée. Si t’as trop chaud, tu ouvres la fenêtre, c’est pas compliqué. Allongé sur le lit, je claque mes dernières unités en appelant Inter Mutuelle Assistance, il est temps de réagir sinon je vais passer l’hiver ici ; perdre mes doigts et mon nez… Yakutsk est construite sur des pilotis, comme Venise. Combien de gens rêveraient de passer un hiver à Venise ? Moi, je me tâte…

Retour dans un club arrosé…


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Le lendemain, je m’étais entrainé à ma nouvelle routine : une douche où on peut s’asseoir, une table pour dessiner face à une fenêtre, un fauteuil à côté du lit pour bouquiner. Comme un vrai petit handicapé, je me structure pour la semaine un environnement propice au travail avec déplacement limité. Mais en fin de matinée, Kiryul vient me chercher avec son gros Land Cruiser toutes options, il me propose de visiter un peu la ville puis de m’installer au club. J’ai comme une légère angoisse qui monte ; vais-je, comme à Tchita, me retrouver dans un endroit perdu, sans chauffage, sans eau, sans vivres?      Il me rassure: c’est très confortable ; bien chauffé, équipé et on vient de refaire l’installation pour la flotte. En attendant, sous un crachin neigeux, on fait un tour de ville pour terminer dans une sorte de fort en bois, moitié resto chic, moitié musée régional. La cuisine Yakoute est essentiellement carnivore, même la soupe est à la viande ; mais de la viande sauvage parfumée aux herbes de la forêt.

Ensuite retour au club ;  Kiryul compte bien trinquer avec moi. La soirée vodka, je croyais y avoir échappé ces dernières semaines… On trinque donc, cul sec et dans la foulée, le bout de gras, les oignons crus et le pain noir. Attention, si on a pas vidé le verre, on remet ça….Nous ne sommes que trois, pas moyen de tricher…et puis, je suis avec mes sauveteurs, alors, c’est une question d’honneur. Je me rattrape en forçant sur le pain et l’oignon ; ça ne peut qu’atténuer les effets de la vodka. Un peu plus tard, mais je suis bien incapable d’évaluer de quel « plus tard » il s’agit,  Kiryul me dira juste qu’on a pas réussi à réparer l’eau…mais à deux cents mètres il y a l’Auberge London, c’est tout pourri mais pour quelques  roubles on peut prendre une douche…Deux cent mètres de verglas en béquilles au petit matin sibérien, je préfère encore croupir dans ma crasse avec une explosive haleine d’oignon …

quelques vues éphémères de Yakutsk et son chauffage urbain…

les béquilles…


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Matos Russ’tique

La délégation des « Loups Blancs » m’avait donc amené me faire plâtrer à l’hosto. J’avais pensé me ramener une grosse foulure, je me retrouve avec une petite fracture.  Kyriul m’a ensuite installé, pour la première nuit, à l’hôtel Vesta, au fond d’un chemin tout gelé. C’est un endroit calme, propret et pas cher du tout où je pensais attendre quelques jours, le temps d’organiser le retour, de rencontrer la toute nouvelle Alliance Française et puis d’assurer au ralenti le rituel de fin d’étape : débrancher la batterie, faire l’inventaire de ce  que je vais laisser ici et de ce qu’il faudra ramener la prochaine fois. Le club m’a prêté des béquilles ; des béquilles dans un club de motards sibérien, c’est finalement aussi indispensable que de la vodka dans le frigo et des plumards pour récupérer.  Les béquilles, c’est des pures et dures qu’on calle sous les aisselles comme du temps des grandes guerres. Il y a même une pointe rétractable pour la glace…c’est efficace et rustique, c’est Russe.

dernière ligne droite


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Je me souviens de la piste Africaine, je la connais pour l’avoir sillonnée un peu dans tous les sens…dans le sable, il faut dégonfler, sinon on tombe ; dans les cailloux, il faut regonfler, sinon on crève. Quand c’est une piste mixte, qu’on alterne sans cesse les deux versions, on se résigne toujours à un moment donné à choisir un des deux états de pneu en laissant Dieu régler le destin : en général, ça ne se passe pas bien. Normal, Dieu on peut jamais compter sur lui… Avec les chaines à neige, c’est encore plus compliqué, parce que comme il faut au moins une heure, à l’abri, pour bien les monter, on a comme seul choix que de les  laisser montées jusqu’à ce que ça lâche… Existe t’il, le système universel ?

Au matin, à dix heures, Viktor est bien venu me chercher… il ne fait pas beau du tout, la route est vraiment très glissante mais que faire ? Rester à Ulu ?  Sans doute ; Ce serait raisonnable…mais à quoi peut correspondre la raison, à Ulu ? Je vais continuer et je verrai bien…

On sort la moto du garage chauffé et c’est reparti. On m’a dit qu’à trente cinq kilomètres il y avait une auberge…on m’a dit aussi que c’était plutôt à cent kilomètres. Je devrais savoir depuis longtemps que les évaluations des gens du pays se résument souvent à ce qu’on pourrait appeler une sorte de grand n’importe quoi. Jamais le gars du coin ne dira qu’il n’en sait rien. Où que ce soit, on lui fera toujours confiance et pourtant, bien souvent, il n’en sait rien du tout ; mais quoi de plus humiliant que de perdre la face devant l’étranger de passage…autant lui dire n’importe quoi, de toute façon, il ne repassera jamais.

La route est une longue ligne droite enneigée et glissante où s’alternent avec une régularité métronomique, les éclaircies et les petits blizzards. D’une certaine manière, j’ai de la chance, c’est par une belle éclaircie que je m’offre la troisième gamelle… contrairement à ce que m’avait laissé croire le suréquipement hivernal, je me tord un peu le pied sous la bécane. Et puis aussi, je perce le réservoir ; les choses se compliquent …C’est bien malin de faire le beau en se vantant que le seul vrai voyage c’est  le voyage en solitaire; tout ça pour ne compter que sur la bienveillance des autres pour pouvoir arriver au bout du trajet.  Jusqu’ici, je n’ai pas encore eu recours au camion pour continuer ce voyage, mais les choses vont sans doute changer…

Une voiture avec deux gaillards rigolards s’est arrêtée  pour m’aider à tout ramasser et tenter de colmater la fuite de carburant. Ce sont eux qui ont sollicité Ivan et son gros camion pour m’emmener plus loin… Je termine l’étape bien installé dans la cabine… Je constate qu’il n’y avait pas la moindre auberge à trente cinq bornes, que la météorologie est de plus en plus pourrie, que même les camions ont du mal à avancer sur la glace et que donc, finalement, je n’y serais sans doute pas arrivé tout seul… Ivan me parle beaucoup, en bouffant des chewing gums et en fumant des clopes dégueulasses. Il s’en fout que je ne comprends rien ; ça lui fait du bien de parler à quelqu’un, il n’y a jamais personne dans son bahut. On ne peut pas toujours parler à des chewing gums. Je regarde la route qui défile…après cent cinquante bornes, il y a une auberge où, dans une autre vie, je me serais peut-être arrêté. Ivan continue vers Magadan… moi non…on décharge la moto aidé de quelques flics et puis un jeune homme que je ne connais pas charge mes bagages dans sa bagnole et me dit de le suivre… trois ou quatre kilomètres jusqu’au bac qui traverse le fleuve Léna…j’ai mal à la cheville, je grimpe sur le bac, on m’amène tous les bagages.  Kyriul avait carrément délégué un biker de l’autre rive pour me réceptionner et m’amener sur le bateau… La nuit tombe, la traversée n’en finit pas… bien callés dans leurs bagnoles et leurs camions, je devine aux écrans allumés, qu’ils sont tous sur leurs téléphones…les moteurs tournent, pour le chauffage…dehors il n’y a que moi, l’unique motard, l’unique piéton à respirer les gaz de tous ces véhicules à l’arrêt. On finit par arrive sur l’autre rive… Kyriul vient m’accueillir directement sur le bateau avec une délégation du club. On charge la moto sur une dépanneuse qui va la déposer au garage et moi, on m’emmène directement à l’hôpital…C’est la fin de la route cow-boy…

Ulu


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Le lendemain, comme à chaque étape en auberge, la réceptionniste n’était plus la même. J’ai pris ma douche rangé ma chambre. Deux gamins sont venus me voir préparer mon équipement et m’ont offert des pains briochés pour la route. La dame, elle, m’a rendu la moitié du prix de la chambre…elle a peut-être estimé que j’avais mérité un prix spécial tellement j’étais formidable d’être arrivé jusque là…

Je recharge mon téléphone à la station service, j’ai besoin de munitions pour appeler en arrivant au terminus…et je repars.  Il neige, la route est glissante. J’avais appris, de mes voyages africains, les pistes de sable, de boue, la taule ondulée, les ornières ou les différentes combinaisons possible. La grande nouveauté, sur ces pistes nordiques c’est d’ajouter la composante  verglacée.

Même avec les chaines, je prends ma deuxième gamelle en voulant changer d’ornière pour croiser un camion. Sans chaine à l’avant, ni frein à l’arrière, je suis un peu pénalisé ; l’avantage de la chute hivernale, c’est qu’on est tellement rembourré qu’on ne se fait jamais mal…mais pour relever, il faut toujours compter sur la bienveillance des autres usagers de la M65. Je lui fais subir une rude épreuve à ma chaine ; conçue pour la poudreuse, je doute qu’elle apprécie éternellement, les passages incessants du sol verglacé à des tronçons de goudrons dégagés. Un tintamarre notoire à l’ arrière me fait comprendre sans ménagement que les maillons commencent à rendre l’âme. Les chainettes qui ont lâché prise consacrent toute leur énergie libérée à  fracasser tout ce qui est à leur portée.  Garde boue, feu arrière et même, voire surtout, ma plaque, ma précieuse plaque russe que j’ai mis un mois à extirper des serres de la bureaucratie… Là je n’en peux, plus ; c’est trop… Je m’arrête près d’un groupe de camionneurs en pleine discussion autour d’un feu de bidon, je pose la moto contre la roue d’un gros Volvo et je commence par ranger ma plaque fracassée avant d’aller solliciter les hommes des camions. Le plus costaud de la bande essaye de me rafistoler des maillons de fortune avec ses poignes d’acier, ça tiendra une dizaine de bornes, mais je suis rassuré ; Il m’a dit qu’on pouvait toujours charger  tout dans sa remorque ; un camion balai, ça rassure… J’arrive à Ulu, plus que deux cent cinquante bornes avant l’arrivée. Il n’y a vraiment pas grand chose, ici ; quelques bâtiments sans âge, des baraquements ; sous la neige, ça donnerait vraiment envie à celui qui a quelque chose à expier de s’y installer pour la vie…Je m’arrête dans un des deux petits cafés déglingués et je commence par me revigorer avec une soupe brûlante ; ça met dans l’ambiance, c’est la première étape avant l’enquête… Niet Rouski, Fransouski, moto kaput, possible gastinitza for one night. Je demande où je peux trouver quelqu’un qui pourrait réparer mes chaines. Le jeune proprio se propose de m’aider. Il me trouve un garage surchauffé, mais pas un garage de garagiste, un garage où on range sa bagnole. Aucun professionnel de la chaîne à neige dans le secteur, je pensais trouver ça facilement en Sibérie, en hiver, mais pas vraiment…Je commence donc à rafistoler comme je peux, de toute façon, ça ne tiendra pas longtemps mais peut-être qu’un peu plus loin la route sera meilleure, peut-être que demain il fera beau. A coups de « peut-être », on finit toujours par avancer… Il n’y a pas d’auberge à Ulu, mais, Viktor, mon nouveau guide, me dépose chez Alexander, qui me loue un plumard dans son appartement triste.  Lui aussi est triste, sa cuisine, sa télé à fond, partout, une certaine lassitude m’envahit. Comment peut-on rester planté devant des programmes d’une vacuité  aussi absolue sans en sortir lobotomisé. Je me plante des couches de boules Quies tellement profond que j’ai crains à un moment de les retrouver dans mon slip. Alexander s’est subitement levé pour me dire qu’il allait au travail… dans un café, une station service, une usine quelque part, je ne le saurai jamais…il m’a donc laissé seul chez lui en me donnant sans doute des tas de recommandations auxquelles je n’ai rien compris. Je sais juste que Viktor, celui qui a le café sur la M65, va venir me chercher à dix heures…Alors je coupe la télé, réflexe de survie ; retrouver the sound of silence…  Il n’y a pas de réseau chez Alexander, impossible de se connecter pour alimenter ce journal de bord que je balance quotidiennement , avec une obsessionnelle méticulosité, sans trop savoir qui le lit de l’autre côté de l’hiver. Cette dépendance à la technologie moderne me fout parfois une certaine honte… Mais aurais-je autant l’envie de voyager si je n’avais pas l’impression d’être soutenu de loin par des lecteurs fébriles et passionnés ?Pourrais-je  au moins revenir à l’essence du voyage, si tout ce matos tombait en panne ? J’y pense parfois, en fixant l’horizon sur les routes glacées…il faut penser à autre chose sur la glace, regarder loin, oublier que ça glisse et faire le vide… Je n’ai plus d’appareil photo, la caméra ne fonctionne plus mais j’ai retrouvé un chargeur pour mon ordinateur. Grâce au téléphone qui se targue de pouvoir tout remplacer à lui tout seul, je réussi à assurer la continuité tant bien que mal…Mais je ne pars pas à l’aventure avec une logistique derrière, je ne suis pas Ewan Mac Gregor…et combien d’images n’ai-je donc pas pu capter, juste parce que ma béquille latérale est cassée et qu’il est impossible de s’arrêter n’importe où quand tout est gelé… Allez, quelle importance tout ça ? Yakutsk n’est plus très loin…

Les toilettes à Tomot…


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Les toilettes méritent quand même un petit détour, un article furtif à elles toutes seules :  c’est, avouons-le, la première fois que je vois de tels aménagements  complexes au dessein un peu flou… Tant pour la version liquide que pour la version solide, rien ne justifie ce piège, sinon la perversité d’un maçon  coprophile à l’humour imprécis…

Le salon à Tomot…


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A Tomot, je retrouverai l’alignement habituel de bistrots et de stations services qu’on trouve tous les cent kilomètres sur la route Moscou Vladivostok ; ma dernière nuit en motel du voyage, ce sera ici. Il est tôt, il y a une bonne lumière pour dessiner un peu, des gâteaux au fromage et presque pas de télé, ça me plait ce coin… Je me restaure avec gourmandise après cette courte  étape où malgré les chutes de neige, la grisaille et les zones verglacées, j’ai vaincu les obstacles grâce à l’efficacité de mon unique chaine à neige arrière. Tout ça me met de bonne humeur, j’en oublierais presque les princesses de la veille…

Mais mon euphorie s’estompe un peu : il n’y a pas de motel… Pourtant, mes contacts de Yakutsk, qui me suivent pas à pas à coups de SMS, m’avaient bien dit que le dernier plumard de la route se trouvait ici. Alors, je suis allé  enquêter un peu plus loin , demander au poste, pour les enquête, les flics, finalement, il n’ y a pas mieux. Un brave policier un peu bouffi m’a invité à le suivre. Sa camionnette Uaz m’a amené deux ou trois bornes plus loin, de l’autre côté de Tomot, dans une  maison au milieu du village enneigé… La taulière n’avait plus de place, son auberge est envahie de Chinois…

Elle m’a proposé le canapé du salon, avec une table éclairée par une fenêtre donnant sur la neige. Ne serait-ce pas l’endroit idéal pour écrire un roman de mille pages ? Mais la taulière, même si elle m’a invité à partager avec elle quelques saucisses en plastique orange, n’a, hélas, pas le charme de sa collègue de la ville voisine et puis l’auberge est envahie peu à peu de Chinois bruyants, mais privilège exceptionnel, étant le locataire du salon, j’ai débranché la télé…

De Aldan à Tomot…


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Au petit matin dans la caserne, bien au chaud sous ma couette à regarder la neige dehors, je me disais que je resterais bien une journée de plus. J’inviterais la réceptionniste élégante à boire un thé dans une auberge où nous nous rendrions en troïka, comme le docteur Jivago ou Michel Strogoff. Dans la loge, je n’ai trouvé qu’une grosse dame fort peu aimable…je pensais tester les chaines à neiges dans la ville, histoire d’avoir un prétexte pour traîner dans le coin. Finalement, je préfère les tester en allant plus loin, beaucoup plus loin et tout seul, comme un chien.

Au café de l’entrée d’Aldan, là où j’ai laissé la moto, les serveuses, qui m’avaient accueilli la veille et offert de la soupe bien chaude, n’étaient plus là non plus, même celle qui voulait m’épouser. Que s’est il passé cette nuit ? Aurais-je dormi un mois ? Aurais-je rêvé toute ces femmes russes aux regards de braise qui, voyant enfin débarquer un homme qui ne soit pas habillé en militaire, voulaient toutes l’emmener chez elles. J’ai remonté les chaines, un peu désabusé… enfin seulement la chaine arrière parce que dans ma gamelle de la veille, en ramassant les bagages, une partie des fixations a dû s’évader par un trou de mon vieux sac, ce qui, soit dit en passant, m’a terriblement contrarié…Mais je m’applique, il le faut, cette unique chaine arrière, c’est ma seule chance d’arriver à Yakutsk.

Je suis repassé par l’auberge, prétextant que je voulais retrouver des fixations de chaine que j’aurais pu, sait-on jamais, oublier dans la piaule. Mais, ça se confirme, j’ai dû la rêver la réceptionniste. J’en profite pour faire une photo qui rejoindra la galerie de portraits…après tout, je suis le seul  motard à être venu ici sous la neige, ça mérite de figurer en bonne place juste au dessus de la réception… comme ça, peut-être qu’elle ne m’oubliera jamais…

Tomot n’est qu’à soixante huit kilomètres, mais d’après mes contacts, c’est le dernier endroit où on peut trouver une auberge avant Yakutsk. C’est donc  par là que je fuirai toutes ces histoires sublimes que je n’ai sans doute que rêvées …

direction Aldan…dans le vif du sujet sibérien….


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J’ai mal dormi…ça valait la peine de se taper un hôtel plus chic. L’angoisse de la route peut-être ? Qu’en sais-je ? Le résultat est là, j’ai la tête dans le cul au petit matin…il fait tout gris, il neige un peu, je suis dans l’expectative totale. Pour m’occuper, je monte les chaines, tout est verglacé autour de l’hôtel…il n’y a que trois cent mètres pour rejoindre la route dégagée, mais comment faire autrement…je sens qu’à l’hôtel, on apprécie moyennement que je bricole devant l’entrée…quelle idée aussi de ne pas avoir un garage ?  Je papote comme je peux avec les curieux…on me dit, globalement, que je suis fou, qu’il y a de la montagne, de la neige jusqu’aux genoux, des ours et des loups…c’est qu’ils me feraient flipper ces cons-là…je commence à me tâter pour prolonger l’étape. Oleg, mon contact qui bosse toute la journée à la gare, me confirme que ce serait mieux de partir demain…J’ai des doutes, chaque jour nous rapproche de l’hiver un peu plus rude plus le temps passe et plus on s’avance vers le nord…Je fais des tours de pâté de maison, c’est quand même bien efficace, ces chaines, même si ça cliqette bizarrement . Finalement, je me décide à démarrer; on dirait que ça se lève vers le nord. Oleg a envoyé un membre du club pour m’assister quoi qu’il arrive… alors il m’accompagne jusqu’à la sortie de la ville et m’aide à virer les chaines. Me voilà reparti, au début je ricane sous mon casque, les premiers cent bornes s’avalent  sans problème, même si ça grimpe, même si le revêtement est parfois réduit à sa plus simple expression de chemin caillouteux…mais large, balisé, ceinturé dans les virages ; de la piste de luxe en fait.

L’autre versant, c’est le versant nord, tout bascule, je n’arrive plus à identifier le revêtement qui ressemble bien souvent à de la neige tassée saupoudrée de sable noir. La lumière baisse, c’est de plus en plus blanc et glissant, je commence à penser aux loups et aux ours et si on m’avait dit vrai ce matin ? Mais ai-je le choix ? On ne s’arrête pas en pleine forêt enneigée, il faut continuer… A l’instant où un soleil rasant  crève les nuages et illumine les collines, j’arrive dans une petite bourgade vaguement industrielle et plus ou moins en ruine….il y a un bistrot, c’est toujours là que se trouvent les solutions. Deux lascars se tapent des saucisses, la patronne discute un peu…je n’arrive pas à deviner si  rester là me portera chance, l’intuition me manque, la fatigue sans doute… Les lascars me disent que la ville n’est qu’à soixante bornes et que la route est bonne…je tente le coup… avec la neige et la lumière du couchant, on y voit plutôt bien…la route56 a de l’allure à la nuit tombante…mais  elle est de moins en moins déneigée, je trace , accroché au guidon, j’évite les coups de frein et de gaz,  conduite coulée, ça s’appelle…  Impossible d’avoir une idée précise de ce que sont les substances sous mes pneus,  jusqu’à ce qu’une ornière sournoise m’envoie par terre. Deux camions s’arrêtent pour m’aider à  tout relever…on fait ça très vite, la nuit tombe et il y a des camions partout…  ils me disent de me dépêcher, je remonte un peu tremblant, et c’est reparti, mais maintenant je sais que c’est du verglas , j’ai la trouille…  La nuit est tombée, il n’ y a qu’une voie de circulation déneigée, je reste à l’abri entre mes deux camions, c’est mon escorte personnelle… Arrivés à l’entrée de  Aldan , on s’arrête dans un des cafés de l’entrée du bourg, là où il y a les stations, les cafés, les pièces détachées, les pneus… mais plus les motels comme dans  tout le pays…Je m’assieds et j’attends. Cette fois-ci, je laisse faire, je n’irai pas plus loin. Mes potes routiers Yakoutes reprennent la route, il me laisse avec les filles du bistrot et un collègue à eux à qui ils m’ont confié… je range la moto derrière une barrière en taule , à côté d’un gros chien et, en taxi, on ira à l’auberge au centre d’Aldan enneigé. C’est une grande auberge qui ressemble un peu à une caserne avec ses piaules et ses douches collectives puis sa clientèle complètement masculine et plutôt portée sur le treilli kaki que sur le costard Kenzo… comme bien souvent dans les campagnes russes …

La réceptionniste est bien élégante avec sa chevelure blonde abondante et ses bottes d’esquimau. Elle me fait visiter son établissement et l’épicerie qui le jouxte. On peut y accéder par l’intérieur, sans sortir dans la neige, c’est très pratique si  surgit une petite faim nocturne. Elle me montre aussi, affichées au dessus de la réception, les photos de tous les motards qui ont fait étape ici ces dernières années ; j’en reconnais même certains. Comme l’étape fut rude et que je me sens plus en ruines que les kolkhozes soviétiques, je la salue respectueusement, la remercie pour la visite et lui donne rendez-vous pour le lendemain matin…

Mais le lendemain matin, elle n’était plus là, alors je suis reparti…

De Tynda à Neriungeri…


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Max ne sait même pas qui m’a filé son numéro. Il fait de l’enduro en solitaire,  le folklore motard, les clubs, les couleurs, tout ça, c’est pas pour lui. C’est un petit bonhomme énergique qui bosse dans un boîte à camions…les loue t’il ? Les répare t’il ? Je n’en  sais trop rien, mais c’est du sérieux…Le soir il m’invite à diner avec madame en échange de deux caricatures… Je lui avais expliqué en arrivant comment j’arrivais à m’exprimer sans parler le russe ; il a bien compris mon truc et est revenu le soir avec des crayons, une gomme et des feuilles… Il était ravi de ma prestation ; j’ai réussi l’exam, j’aurais pu être recalé en vexant madame mais, coup de bol, elle a adoré !

Ensuite je suis retourné à l’auberge…C’est un petit hôtel à chambres doubles…mon voisin de chambre est un très chaleureux jeune homme de vingt huit ans…il s’appelle Pavel…non, pas Pavelle…Pôoual, qu’il faudrait dire….Pavel de Khabarovsk m’a bien fait la leçon pour ne pas que j’écorche son prénom… Ce Pavel-ci conduit des camions géants dans les mines d’or du nord, c’et le jour des camionneurs,  il bosse dix heures par jour et sept jours sur sept pendant quatre mois et puis il a droit à deux mois de vacances. Il me présente toute sa famille, avec Internet les présentations se jouent des distances, il faut faire plein de selfies pour envoyer à sa petite sœur qui a l’air bien jolie… Quand je suis reparti, certains m’ont traité de cinglé en rigolant, ce qui n’a que décuplé mon inquiétude en songeant à la route… De ce côté-là, pas beaucoup de changements…on alterne le goudron et la piste…mais il fait de plus en plus froid  au milieu de  ces larges collines une peu enneigées.
Arrivé à Neriunguri , il y a un peu plus de neige mais le ciel est toujours dégagé…j’appelle mon dernier contact qui m’aide à trouver une piaule puis me rejoint le soir avec sa blonde…on remet le couvert, séance photos, caricatures de couple, serait-ce déjà ma routine Yakoute qui s’installe ?

Pas question….demain, un peu plus haut, ce sera sans doute encore un peu plus sibérien…

M56; la route du Nord…


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Au petit matin, j’ai pris mon temps. Je profite de la chambre et surtout du garage chauffé pour faire l’appoint d’huile. Il y a la station à côté, c’est bien pratique pour trouver les fournitures. Il faut dire que sur cette machine, accéder à la jauge d’huile, ça demande de déposer le réservoir d’essence  géant et de préférence quand il est presque vide…

Ensuite, je vais saluer l’ours triste en lui filant mes fruits secs, je ne vois plus la biche ni les faisans. Quand, de retour au garage chauffé, je regarde ce qu’il y a dans le hangar d’à côté, je trouve une énorme chaufferie d’un autre temps et puis la biche est étendue par  terre, juste devant, comme si on l’avait sacrifiée à la chaufferie monstrueuse……mais je crois qu’on va juste la manger un de ces soirs, c’est son destin de biche en cage ; peut-être que pour le réveillon, on mangera l’ours.

Et puis je repars, je change enfin de direction, c’est la route du nord, direction Yakutsk et Magadan… Les trente premiers kilomètres ne manquent pas d’allure. Une « high way » toute neuve file entre les collines, je me dis qu’à ce rythme-là , je serai à Tynda en moins d’une heure. Mais les choses changent vite et la super route redevient  une piste caillouteuse et poussiéreuse où le dépassement des innombrables camions s’avère bien compliqué dans les nuages de poussières. Parfois la piste redevient route, parfois la route est un peu enneigée ou la piste un peu boueuse et parfois on longe les travaux . C’est finalement très varié et  dans les tronçons pierreux, on en oublierait presque que c’est déjà l’hiver,

ça use des  tas de calories de tenir  fermement le guidon dans les cailloux …on peut le dire : ça chauffe…

J’arriverai à Tynda en milieu d’après midi et j’appellerai mon contact qui me trouvera un petit hôtel à côté de son boulot où je pourrai ranger la moto pour la nuit…

Skorovodino: le grand motel du carrefour


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L’année dernière, vers la même époque, j’ai passé ma dernière étape avec Piotr le Polonais qui voulait rejoindre Magadan en scooter. C’était à Skorovodino. La nuit fut pourrie à cause de la boîte de nuit d’à côté. Je suis reparti le premier et quinze bornes plus loin, près de l’intersection, je lui avais envoyé un dernier message lui signalant qu’il y avait là une grande auberge, une station service et un restaurant…tout ce dont a besoin le voyageur d’hiver… Ensuite j’avais repris ma route, le laissant seul remonter vers la neige … Dans mon récit de l’année dernière, j’avais juste écrit

« quatre cent kilomètres plus loin, je m’arrête au Motel Oasis »…Rien de plus…

N’y aurait-il rien à dire sur ces quatre cent bornes de route ? En fait, non !

Si on a pas de panne, c’est un longue ligne droite au milieu des forêts de bouleaux… trois stations-resto-motels… je m’arrête aux mêmes, je les reconnais… Je me souvenais de la grande auberge de l’intersection, je l’avais même fantasmée tant l’étape à Skorovodino m’avait laissé un mauvais souvenir. Dans ma mémoire, c’était devenu une grande bâtisse de bois….et finalement pas du tout. Mais quelle importance, il est temps de s’arrêter et l’endroit est idéal après cette longue ligne droite. A côté, il y a un bar un peu triste, un garage chauffé et derrière un mélange bordelique de coupe de bois et de casse de camion……et puis même une espèce de mini zoo où croupissent quelques faisans, une petite biche et un pauvre ours dans une cage minable. C’est étrange les ours, on dirait une peluche géante, avec un bon regard de clébard et puis quand on le regarde, un peu comme les singes, il essaye de se faire remarquer ;  il joue avec son pneu, se dresse sur ses pattes arrières, ou fait des petits bonds sur sa litière en paille. L’animal en cage a toujours bien triste allure. Les hommes ont eu peur des bêtes pendant des millénaires et puis ils se sont vengés, ils ont réduit celles qui acceptaient la soumission à l’esclavage et les autres, ils les ont éliminées, enfermées…Il faudrait le libérer ce brave ours; mais à peine dehors je crois que, lui et moi, nous n’aurions plus le même rapport et, si je le croisais un peu plus loin, je ne ferais pas le malin et les peurs ancestrales seraient bien vite de retour ; il redeviendrait prédateur et moi simple proie bien démunie.

De Blagovesheng à Shimanovsk


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Quand on dit qu’on va de Vladivostok à Yakutsk, comme tout non initiés à la géographie des immensités russes, on se dit que c’est de Sibérie à Sibérie et on n’en pense pas plus…il y a pourtant trois mille bornes entre les deux villes ; légèrement en obliquant vers l’Ouest mais quand même surtout vraiment plein Nord… Si on opère un transfert de latitude, c’est un peu comme si de Madrid, on s’offrait une petite virée à Stockholm… c’est peut être ce qui explique que je vois des petits flocons tomber ce matin alors que même à Khabarovsk, je passais encore l’après midi en  tenue estivale…

Je suis donc resté un jour de plus à Blagovescheng, mais comme il pleuvait, j’avais une excuse. Je sais que reprendre la route ne sera pas de tout repos. Le froid se pointe…un peu vite cette année, d’après les gens du pays…Les premières neiges sont arrivées alors que de nombreux arbres étaient encore verts ; les bouleaux en ont perdu leurs feuilles avant de les voir dorer au soleil d’automne. Pas de panique, tant qu’il fait sec, tout se passe parfaitement bien. Je retrouve cette impression floue, entre angoisse et excitation, qui précède toujours les étapes  présumées difficiles … La route du départ est plutôt jolie, à l’Est une  grande plaine et sa  large rivière somnolente, de l’autre côté, des collines qui se font effeuiller  sans pitié par le vent sibérien.

Je me suis arrêté au motel Oasis, à côté de Shimanovsk, où j’avais fait étape l’année dernière. Je me souvenais de l’accueil chaleureux de ces robustes et pragmatiques filles des campagnes qui géraient leur auberge avec poigne et sourire… Je ne suis pas certain, qu’on m’ait reconnu et puis ma préférée n’y est plus, ça change tout; moi qui m’étais promis de revenir la saluer si un jour ma route repassait par là… mais c’est comme ça; les instants magiques ne se reproduisent jamais. Je ferai quand même mon étape ici, en terrain presque conquis ,et dès le lendemain, je filerai vers l’inconnu…

A l’école de Glabovesheng…


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Le lendemain, il fait beau et presque tiède, je peux bricoler un peu dehors avant d’aller à l’école ; on m’y a organisé quelques rencontres avec les classes de français et, comme à Sakhaline, des petites visites touristiques avec des jeunes filles pour guides. En trois ou quatre jours, j’ai parcouru presque la moitié du trajet séparant Vladivostok de Yakutsk, j’accepte donc volontiers cette pause, sachant que pour la dernière longueur, les choses sérieuses commenceront  à un moment donné, inévitablement, avec l’arrivée du froid…

à Blagovesheng…


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Blagovesheng est une ville assez aérée, à l’urbanisme très géométrique. Par  sa perpendicularité, et son côté paisible et propret, elle me fait un peu penser à Yushno Sakhalîn. Le fleuve Amour est très étroit ici, et la ville Chinoise Héihé à portée de main… C’est étrange toujours, les zones frontières, ça m’obsède, c’est toute mon enfance entre Mons et Maubeuge qui remonte en moi ; toujours cette envie d’aller voir de l’autre côté…

On va construire un pont…Là, ça m’excite, tout d’un coup : un pont ? Bientôt ? Ici ?? Mais alors, avec ma plaque Russe, je pourrai passer en Chine? Peut-être, oui, dans une autre vie, quand les préliminaires auront été signés…Je pourrais attendre un an ou deux à Blagovesheng  et devenir professeur de design à la fac, mais je crois qu’en attendant, j’irai plutôt vers le Nord…

Olga et Tanya, les professeures de français, m’ont accueilli dès mon arrivée et amené à mes appartements dans le vieux bâtiment soviétique de la cité universitaire. Je retrouve les  portes blindées plus très droites, la dyslexie des escaliers au béton usé, le lino imitation parquet et les robinets qui fuient généreusement. Il y a une grande baignoire. Un bain chaud ; j’en ai rêvé pendant toute la fin du trajet. Les vieilles baignoires des immeubles soviétique, n’ont plus de bouchons depuis longtemps…il faut toujours chercher des astuces et des accessoires pour boucher le trou, mais il y a toujours bien un bout de sac plastique qui traine dans un coin… Ce qu’elles ont aussi, c’est une usure perverse du revêtement émaillé qui les transforme en ponceuse d’arrière train dès qu’on s’y  laisse glisser un peu trop voluptueusement.

J’ai , depuis ce bain si réparateur,  deux croûtes bien marquées de chaque côté du coccyx que je pourrai emmener avec moi en souvenir de mon séjour au bord du fleuve Amour…

cartographie moderne près de Birobadjan…


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Quand je me suis posé à Birobadjan, Olga, depuis Blagovsheng, m’avait envoyé un message me disant qu’on m’attendrait dans l’après midi, puisque j’étais presque arrivé. J’ai donc repris la route vers onze heures, juste après la fraicheur matinale qui commence à piquer un peu…après deux cents kilomètres, je commençais à guetter le panneau qui m’indiquerait la route puisque ce bon vieux Kevin Garmin , le GPS, continuait , imperturbable,  à me dire qu’il était incapable de m’indiquer la bonne direction… Lors d’une pause soupe, j’ai commencé à m’inquiéter.. .et puis quelqu’un m’a dit qu’il restait quatre cent cinquante kilomètres.  Je devrais commencer à assimiler le sens des distances dans ce pays…six cent cinquante bornes en Russie, on appelle ça « pas loin »…pour moi,  surtout en début d’hiver, au delà de trois cent bornes, sur une moto, on est en droit d’appeler ça « loin », voire « super loin »… mais comment rivaliser ? Quand on est né dans un pays de deux  cents bornes de long, en oblique et  encore, en poussant dans les coins, difficile de faire comprendre  que  six cent kilomètres, ce n’est pas rien. Alors je roule, je m’accroche, un vent latéral puissant ne me simplifie pas la vie. La région est devenue une vaste plaine agricole où seule l’air frisquet m’empêche de sombrer dans le sommeil.  Kevin est un peu radin en données cartographiques, quand on est à moins de deux cent bornes, il se met à expliquer d’une voix suave, le chemin au mètre près mais avant ça, on peut se brosser…il indique les kilomètres qu’il reste à parcourir mais aucun nom des villages traversés, aucune route secondaire, juste la ligne droite et puis c’est tout. Il devrait dealer avec ce bon vieux monsieur Michelin, qui, malgré ses opinions politiques douteuses,  dessine quand même les cartes routières les plus lisibles du monde. Mais alors, pourquoi diable ne vend t’il pas ses compétences à mister Kévin ? Et surtout, pourquoi donc, sur les cartes que l’on trouve sur son site Viamichelin, cette remarquable précision a t’elle disparu ? Il y a visiblement, des tas de choses qui m’échappent dans les nouvelles technologies !

(Je ne mets pas dimage..;pas assez de connexion, mais je suis sûr qu’il y’a des fans de mes essais moto super pros….)

Escale à Khabarovsk…


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Mon arrière grand père était douanier quelque part vers Charleville Mézières ; mais à l’époque l’import export n’existait pas encore, alors, même si ça devait traficoter la gnôle  un peu dans les deux sens, je n’ai pas entendu parler d’une brillante réussite qui aurait changé le destin de toute sa descendance…

Andrej est gynécologue, il habite seul dans un appartement du centre ville, comme tous les membres de sa bande il roule en Gold Wing.  Il n’en a qu’une ; pour se constituer une flotte, il semble que dix ans d’études, c’est moins efficace qu’une carrière dans les douanes.

Le matin, il m’éveille à sept  heures pour prendre le petit déjeuner avec lui et être prêt pour l’arrivée de Zhenya.

Celui-ci m’emmènera  aussi chez lui, dans un joli immeuble en face d’une église aux coupoles dorées rutilantes, pour reprendre un autre petit déjeuner. Nous irons ensuite visiter ses bureaux, il est grossiste en matériel pour la restauration et roule, donc, aussi en Gold Wing. Quand plus tard il m’emmènera au garage derrière les flaques, la moto démarrera du premier coup… Elle a eu le temps de sécher cette vieille carne, mais ne nous réjouissons pas trop vite…à la première grande flaque traversée, elle me refait le même plan pourri.  On va chercher une bagnole, on tracte, retour au garage pour attendre que ça sèche… Dans ce hangar de taules entouré de vieilles maisons et d’une population un peu oubliée du reste du monde, on retape de tout…des bateaux, des bécanes, des camions customisés ; tout ça est gardé par un vieux molosse râpé à la voix grave et la mâchoire imposante… Finalement, on me dégotte deux anti parasites moins usés par le temps et, évidemment, ça repart au quart de tour… Zhenya m’escortera jusqu’au grand pont sur le fleuve Amour, après un petit détour par la télé locale, et puis je roulerai deux heures pour m’arrêter dans un de ces petits motels de bord de route que je connais si bien, à côté de Birobadjan, dans l’Oblatz Juif que j’avais traversé l’an dernier…je ne fais d’ailleurs  que  me remémorer le trajet de l’année dernière…voyage, dans un sens, comme dans l’autre, presqu’aussi vain que celui du motard Tchèque…J’ai quand même prévu de faire un petit détour par Glabovesheng ; il paraît que là aussi, on voudrait que je vienne  à l’Université raconter ma vie…