De la ferraille et des oeufS


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Dans mon sac étanche Nautiraid de grand voyageur, il y avait deux étançons de maçon de soixante dix centimètres de long et douze œufs fermiers,  quinze kilos de ferraille et  quelques grammes de petite chose fragile, à l’arrivée j’en avais pété deux. Pas les étançons ; les oeufs ! C’est pas trop mal comme moyenne sur les routes défoncées  de la campagne betteravière. Je suis en plein exercice de maniabilité ; les œufs et la ferraille c’est infaillible pour tester dextérité et douceur au guidon d’une nouvelle bécane. Mais que suis-je donc venu chercher dans les chemins creux de ces campagnes à betteraves, moi qui suis sensé repartir un jour sur les routes hivernales de la Sibérie lointaine ?

Nationale deux, direction les betteraves…


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Quelques jours plus tôt, j’étais passé prendre livraison chez l’importateur Triumpf de la Tiger 800 : c’est la petite de la gamme Trail, celle que dix huit mois plus tôt, au salon de la moto, on avait proposé de me filer pour un temps indéfini afin d’aller explorer les grands espaces blancs de l’hiver Russe. Chez BMW aussi, on m’avait proposé une 800, en me faisant ironiquement remarquer qu’après autant d’années et de bornes sur un vieux flat teuton, il était impensable que je trahisse pour la perfide Albion. C’est toujours comme ça que démarrent les guerres ; heureusement, ici, l’enjeu est de bien moindre importance, sauf pour moi, bien sûr, mais de ça, avouons-le, tout le monde s’en fout. On m’avait donc suggéré, chez Triumpf, de passer un jour, à ma convenance, tester la machine  et même si les promesses de prêt à long terme d’une monture toute équipée semblaient de plus en plus improbables, pourquoi ne pas  tester la machine puisqu’on me le proposait avec une subtile courtoisie toute britannique?

C’est donc comme ça qu’un matin de juillet, je me suis retrouvé sur le périphérique parisien, au guidon de cette alerte petite machine assez surprenante au premier contact. Équilibrée et bien compacte, la petite Tiger me semble bien être le seul Trail  moderne à me rappeler la glorieuse XT de jadis, en ce sens que c’est bien le seul  sur lequel un pilote d’une taille désespérément moyenne peut s’installer sans avoir l’impression d’être un funambule à vingt mètres du sol. La nationale 2 qui monte tout droit vers les plaines agricoles du Nord n’est sans doute pas l’itinéraire le plus grisant de l’hexagone, mais l’air est doux, il sent l’herbe fraîchement fauchée et sur une monture inconnue toute route est bonne à prendre.


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 La grande maison de mon enfance se dresse, austère, en surplomb d’un grand champ de blé ondulant sous le vent qui ne s’arrête jamais dans ces contrées verdoyantes. Des sentiers serpentent partout dans ces campagnes, ils relient les champs de betteraves, aux champs de blés et les champs de blé aux champs de patates, ils divergent, convergent, se perdent dans les sous-bois et finissent toujours par arriver à ces grandes fermes de briques sombres qui sont les bastions séculaires de ces fertiles terres du Nord. Tous ces chemins sont boueux presque toute l’année. J’avais imaginé qu’ils seraient un  bon apprentissage pour les pistes de Yakoutie qui l’été, ne sont que d’immenses bourbiers ; encore une fois j’allais chercher tout près ce que j’espérais un jour trouver très loin. Et quoi de plus près que le pays de son enfance ? J’avais donc espéré que la moto serait équipée de pneus à tétines vigoureuses mais c’est avec des montures de route que je me suis retrouvé à faire les premiers essais en terrain instable. Parfois l’été du Nord est sec, c’est plutôt rare, mais ça arrive ; par exemple, là, c’est sec. Tous les chemins boueux que j’étais venu chercher sont aussi poussiéreux que les pistes du Sahel et reconnaissons que ce n’est pas plus mal, parce que la seule ornière boueuse que j’ai réussi à dénicher dans un sous bois ombragé, il a fallu une heure pour en sortir ; tout cela fut néanmoins bien instructif. J’en ai déduit que la Tiger manquait un peu de garde au sol , que son embrayage résistait bien à des  sollicitations bien affirmées mais que la batterie risquait de faiblir assez vite si on lui tirait un peu trop sur la gueule…Je ne me suis sorti du chemin creux qu’en crabe avec une roue dans chaque ornière. Finalement, c’est tout réfléchi ; je ne vais tester que des chemins de terre dure comme une route goudronnée, ça sera un bon entraînement si je retourne en Afrique  à la saison sèche!

technologie de pointe…


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Quand on a rêvé toute son enfance sur les motos des glorieuses seventies, on a toujours du mal à avoir un vrai coup de cœur pour les esthétiques modernes, pour les phares en plastique aux formes tarabiscotées, les lignes anguleuses, les tableaux de bord en gameboy ou les cadres tubulaires. Triumph a d’ailleurs bien compris ça, puisqu’il propose toute une gamme néorétro pour les nostalgiques du phare rond et du moteur à ailettes. Reconnaissons que sur la petite Tiger, le moteur est bien dessiné et bien visible, ça change des semi-scooters. Il est bien étrange ce petit moteur, pour un trois cylindres, pas facile à dessiner, mais plein de mystère. On a réussi à placer le centre de gravité plutôt bas, mais je ne sais pas où exactement, pourtant le résultat est là ; à très basse vitesse, en manœuvre périlleuse ou en dérapage sur sentier, on ne se fait jamais surprendre, sauf parfois par la garde au sol, mais ça c’est la faute au pot d’échappement ; avec toutes ces nouvelles normes, on ne sait plus où les placer ces nouveaux pots bodybuldés !

Au vent des souvenirs…


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L’évolution des technologies ramènent toujours au temps qui passe, à la nostalgie des paradis perdus, surtout si on a l’idée saugrenue de venir passer quelques jours avec une moto moderne au pays de son enfance, dans la maison immobile où dorment toujours les vieux jouets oubliés. Quand je traîne dans les couloirs poussiéreux, fouille les vieux placards à la recherche d’une quelconque madeleine en fer blanc, je me laisse gagner par cette émotion discrète qui  taraude le fond des tripes, l’enfance est bien loin et la rechercher dans ces vieilles briques poussiéreuses ne peut que donner des envies de fuite. Tous ces villages et ces champs sont à l’image de la maison vide, rien n’y change jamais, tout semblait figé pour l’éternité. Mais l’éternité, pour le pauvre petit humain de chair flasque, ne peut être qu’un rêve romanesque et puéril et quand submergé par les vieux souvenirs , je m’enfuis dans les chemins creux, je découvre que là aussi tout a changé. Les vertes campagnes  immobiles ont vu pousser partout entre les champs de blé et de betteraves, d’immenses éoliennes que le vent du nord fait inlassablement tourner comme il ondule les blés  et ramène toujours de la mer les nuages gris qui  font le charme austère de ces interminables paysages.

Gameboy


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Les motos sont comme les champs de betteraves. On croit qu’ils ne changeront jamais et  malgré tout, la technologie les transforme. Les sucreries sont devenues des usines à biogaz et  les éoliennes tournent dans le ciel. Les moteurs sont bourrés d’électronique et les tableaux de bord sont devenus des gameboys mobiles. Finis les doubles compteurs avec les voyants au milieu, maintenant on a un écran bourré d’information. On peut savoir d’un seul coup d’œil la vitesse enclenchée, la consommation, l’autonomie restante, la température du moteur, de la route et l’age du capitaine. Quand on a fait le plein, une quinzaine de litres, c’est un peu juste, on peut lire tout de suite combien on pourra rouler   en fonction de sa conduite; c’est bien, c’est moderne, on se rend compte immédiatement que la moto peut  consommer peu et rouler loin avec son plein si on a une conduite adaptée, mais par contre, plus moyen de savoir combien de kilomètres on a fait. On sait combien on peut en faire mais pas combien on en a fait, c’est insolite, c’est tourné vers l’avenir et ça oublie le passé. Tu peux d’une légère pression sur deux petits boutons, passer d’un programme à l’autre, d’une information primordiale à une autre décisive, tu peux aussi t’énerver si tes gants sont trop épais pour titiller le tableau et même finir au tas de fumier si  tu en oublies que, sur la route, c’est devant que ça se passe…

Un petit tour de plus


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Devant : la route…Celle qui part toujours plus loin vers l’horizon, comme sur la vieille édition poche du roman de Kerouac. Derrière; la maison d’enfance…Les vieux jouets, les meubles, les odeurs, les souvenirs et moi qui slalome dans ces chemins de terre pendant quelques jours, qui tourne en rond autour du point de départ, avec juste derrière le petit bois, la frontière. La douane du bout de la route c’est mon point de départ de tout…Par la fenêtre, le petit garçon rêveur regardait le bosquet de peupliers; ce bouquet d’arbres était dans un autre pays, à cette époque où les frontières étaient des portes closes avec un gardien en uniforme qui ne te laissait passer que si tu avais tout fait bien, comme à l’école communale avec les bons points. Le petit bois est toujours là, ils doivent avoir mille ans maintenant,les peupliers, mais les chemins creux ne sont plus surveillés par des douaniers retords et on peut allègrement passer et repasser la frontière sans risquer de se faire gronder et de se voir privé de récré.  Ma petite moto passe partout est bien agile dans ces chemins défoncés, ses suspensions sont un subtil compromis, comme tout le reste ; un peu ferme dans les chemins défoncés dont elle s’extirpe raisonnablement, elle devient très précise sur la route, ça tombe bien, il va déjà être temps de repartir…

Derniers virages…


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Je suis donc reparti. J’ai fermé les portes et coupé le gaz. Je reviendrai une autre fois , dans la poussière des souvenirs,exorciser mon passé de petit môme rêveur. J’ai remis mon gros sac étanche Nautiraid, bien sanglé en largeur, sur le porte-bagage. Je le trouve  d’ailleurs un peu trop étroit ; pas moyen d’ empêcher le sac de venir cramer sa couenne sur le gros pot, mais peut-être qu’une autre fois, je pourrai tester la bagagerie maison et voir si le fabriquant a bien pensé aux voyageurs au long cour. Sur le cadre et le porte bagage, ça ne manque pas de petits points d’ancrages subtilement dispersés pour toujours trouver où passer une sangle ou accrocher un tendeur. J’ai essayé dans tous les sens ; tellement bien qu’une mauvaise prise m’a envoyé un tendeur dans la gueule. J’ai pu me permettre une petite visite au pharmacien du coin qui en me voyant arriver, la gueule un peu ensanglantée,  mon vieux chech de baba en compresse frontale, a dû croire que la guerre avec la France avait dû être déclarée. Un petit pansement plus tard, j’ai repris la route dans l’autre sens. La route de la douane passe par  Gognies- Chaussée, le village coupé en deux . Au milieu la route qui a donné son nom au village, d’un côté la Belgique, ses bistrots friteries, ses magasins de bière et de clope, sa station d’essence, son monument au mort et sa maison communale ; de l’autre côté la France, ses restos, ses marchands de vins, son monument au mort et sa mairie. Du temps d’avant l’Europe moderne, il y avait là, chaque mardi, un marché international qui donnait lieu à d’innombrables petits trafics et un joli déploiement  de brigades de douanes volantes. Je suis reparti par les Ardennes et la Champagne, difficile de se retaper la Nationale Deux quand on sait qu’il va falloir rendre bientôt cette petite machine si joueuse dans les enchaînements de virages. À la sortie du Luxembourg, je suis passé par Schengen. J’ignorais que le lieu qui avait donné son nom à tout l’espace européen  n’était qu’un gros village frontalier qui ne se différencie des autres que par le nombre de stations-service le long de la rue principale. C’est vrai que cette bourgade chevauche trois pays,mais le Luxembourg est séparé de l’Allemagne et de la France par la Moselle et nulle part on ne trouve l’internationalisation rurale si typiquement décalée de Gognies-Chaussée. Non vraiment, les accords Schengen qui ont scellé l’avenir de l’Europe moderne, auraient dû être signés  à Gognies-Chaussée, l’Europe de la monnaie unique aurait dû s’appeler Espace-Gognies-Chaussée et le visa qui permets d’accéder à ce merveilleux espaces de liberté et de finance toute puissante aurait pu s’appeler le Visa-Gognies-Chausséee…Mais ça sonne pas terrible, alors l’histoire en a décidé autrement, et puis mon père qui tenait tant à sa tranquillité, n’aurait sûrement pas apprécié tout ce bordel au bout de la rue.  J’ai donc fini par ramener la moto à son port d’attache et je suis reparti sur mon increvable vieux flat Béheme pour de nouvelles aventures…