Le mot de la fin


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 Je n’aurai pas fait beaucoup de moto, mais j’aurai découvert  le Trikol , l’hélicoptère et même l’hydroglisseur,  à l’occasion de la traversée de la baie d’Anadyr dans l’autre sens avec cet engin qui glisse sur les fractures de glace et les zones de fonte avec une étonnante facilité. C’est peut-être un hydroglisseur finalement, qu’il faudrait pour traverser la mer des Tchouktches et rejoindre l’Alaska.

Il  est peut-être temps que je corrige ; on arrive à la fin de ce récit… Il y a un K kaché quelque part dans le mot Tchoutchke, comme dans Kafé, mais comme je n’ai jamais vraiment su où, je l’ai laissé en suspens… comme ce projet sans cesse reporté mais qui avance sûrement , à petits pas dans la neige …

A Anadyr, j’ai bien noté les adresses de quelques agences qui préparent des expéditions polaires, je leur ai soumis mon projet, je leur demanderai devis et possibilités…Peut-être qu’ un jour, dans les hautes sphères de tout ceux qui dirigent le monde,  on arrivera à trouver un accord et les choses redeviendront tant bien que mal comme avant….Ce jour-là j’y retournerai pour franchir le dernier pas .

 Alors que j’aurais pu imaginer que j’avais tout le temps avec mon visa de trois mois, il s’est très vite avéré que, en fait, pas tant que ça.  Quand le printemps arrive subitement, les routes gelées se transforment en bourbiers, en rivières ou en bras de mer charriant des blocs de glaces. On m’avait déjà raconté tout ça sur le Baïkal ; quand l’hiver s’arrête, s’installe un mois de transition avant qu’on puisse mettre en place les routes d’été et les lignes de bateau. Il faut que ça fonde, il faut que ça sèche…et pendant ce temps-là, toute les errances et les itinérances s’arrêtent…

Il n’y a pas beaucoup de décalage météorologique entre Magadan et Egvekinot, une quinzaine de jours, tout au plus et ce voyage, alors que je croyais avoir tout le temps, est vite devenu une course contre la montre,

contre le temps,

contre le temps qu’il fait,

 et pour moi, toujours, contre celui qui passe…

La porte de sortie


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La sortie de Russie n’est pas simple, mais il y a toujours des interstices dans les mailles du filet conjoncturel.

Je serai rentré par l’Arménie, une autre ambiance, un autre climat, juste une journée de douceur aux pieds du Mont Ararat. Me rappeler que le monde est vaste et que c’est peut-être une drôle d’idée de vouloir à tout prix sortir par sa porte la plus lointaine…

Anya avait demandé conseil à un copain arménien pour me trouver un petit hôtel sympa dans la ville… quelle ne fut donc pas ma surprise en y arrivant de découvrir un dortoir de huit lits superposés sans fenêtre…

Erevan est une ville aux allées ombragées, pas bien grande mais pleine d’animation, même peut-être un peu trop. Quand on revient du Chukotka, on n’a plus l’habitude des embouteillages klaxogènes et des terrasses bondées de hipsters et de jeunes filles branchées.

Mais après avoir découvert que ce quartier était un des plus animés de la ville avec toutes ces terrasses qui se tirent la bourre pour savoir quel est celui qui envoie le plus de mégawatts, après cette découverte donc et après ces deux mois de nuit sans obscurité, peut-être que finalement, cette petite piaule blockhaus n’est un plan pas si mauvais que ça…

Dernière journée en Russie


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Pour ma dernière journée, je suis allé chez Lérouamerlinn avec monsieur et madame Vitali acheter un aspirateur de garage qui était encore à l’ancien prix d’avant les putain de sanctions. Je peux comme ça mener ma petite enquête au sujet de tout ça… donc LeroyMerlin est toujours ouvert, Décathlon et Auchan aussi quant à Macdo des fois oui, des fois non. C’était une enquête assez peu professionnelle parce que je n’ai pas poussé la déontologie à aller vérifier dans chaque Macdo ce qui se passait à l’intérieur. Il faut être un sacré vrai professionnel pour aller vérifier ce qu’on sert dans les Macdo dans un pays qui semblait avoir la chance d’être débarrassé de ce poison-là.

Le docteur d’Omolon me demande des nouvelles, il s’excuse de ne pas m’avoir donné du Samogon pour la route, puis il me dit qu’il aurait voulu partir en Thaïlande pour les vacances mais qu’avec les putains de sanctions, il n’y a plus moyen… pas besoin d’enquêter plus, les sanctions ne vont pas du tout avoir l’effet escompté, mais ça , on pouvait s’en douter…

Quand on me demande ce que je pense de tout ça, , je ne donne jamais un avis direct, de toute façon, je ne suis ni historien, ni diplomate, ni général, ni politologue ni tout à la fois comme certains spécialistes, ou Bernard Henri Levy, l’homme qui a fait toutes les guerres.

J’explique toujours que je suis né dans un tout petit pays divisé en deux depuis sa création, avec deux communautés qui n’ont jamais réussi à vraiment s’apprécier, mais que, malgré quelques tensions parfois, il n y a jamais eu aucun mort.

Je leur rappelle aussi que quand Vaclav Havel était président de la Tchécoslovaquie et que les Slovaques ont voulu faire bande à part, il leur a dit okay les gars, vous signez là et c’est plié… il n’y a pas eu un seul mort, même pas une entorse du gros orteil. Bernard Henri, il devrait parfois aller boire un verre, avec le petit Emmanuel, sur la tombe deVaclav…

Il en faudrait plus des présidents poètes, ça ferait moins de dégâts…

L’après midi, je suis allé rendre visite à Anya, qui avait organisé il y a dix ans ce festival de BD qui m’avait permis de venir en Russie pour la première fois. On s’est baladé dans son quartier et puis j’ai repris bus et taxi sous la pluie pour rentrer chez Vitali. Demain je dois me lever tôt pour le prochain saut qui va me ramener un peu en arrière.

Juste un peu…

Réflexion moscovite


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Dans les magasins, même au Chukotka, il y a toujours du Coca, des Kellog’s des Mars et des Snickers. Peut-être est-ce des copies, ou des stocks immenses qui auraient été constitués en prévision des temps difficiles. Dans beaucoup de contrées perdues de ce pays, les temps on toujours été difficiles et ne plus pouvoir aller au Macdo est un traumatisme assez restreint quand on a l’habitude de ne manger que du renne et des champignons de la toundra.

Les mesures emmerdent un peu, mais on est plus à ça près. Dans un pays où la débrouille et la mélancolie ont toujours étrangement fait bon ménage, on soupire juste un peu.

On fera comme la génération soviétique, on se démerdera.

Mais tout ceci ravive aussi ce nationalisme qui a toujours été le défaut des gens d’ici, malgré leur sens de l’accueil démesuré. Chez les Français, on appelle juste ça, être chauvin… De mon côté, quand on critique Macron, ça ne me dérange pas du tout, je ne vais pas quand même prendre la défense de ce petit banquier qui a fait carrière. Je ne vais pas non plus la prendre pour la fille du borgne hargneux. C’est plus compliqué, avec ces nationalistes vigoureux que sont presque toujours les motards ou les camionneurs, d’expliquer pourquoi voter Le Pen c’est tout pourri aussi. Alors je m’applique et puis on trinque.

Je repense à Andrey, ce chauffeur de Kamaz qui ramassait les ordures des autres dans la toundra, qui conchiait ses cinglés de collègues qui ne respectent rien et qui, finalement, par désespoir, comme par bravade pour les autres, finissait ivre mort, ivre triste, effondré sur la couche de son camion ou sur la table de sa cuisine…

Deuxième saut: Moscou par Irkutsk


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Etrange de s’arrêter à Irkutsk sans aller saluer personne… mais c’est une escale rapide et imprévue, juste le temps de changer d’avion. De survoler le Baïkal, de se souvenir des gens d’ici, Tatiana, Viktor, la famille d’Alexeï, les essais sur le lac gelé…

A Moscou, entre deux vols, je vais prendre le temps d’aller visiter Vitali… on s’était loupé à l’aller ; là on s’est pris un solide rendez-vous…

Vitali habite une vraie maison en périphérie campagnarde, remarquable occasion de pouvoir m’offrir une première dose de récupération de décalage. Il y a au moins ce petit avantage avec ces sauts de puce ; à chaque fois, je gagne deux ou trois heures, ça évite les récupérations interminables causées par les survols trop longs.

Chez Vitali, on sort de la ville soviétique. Finies les barres d’immeubles avec ce chauffage collectif qui oblige toujours à ouvrir les fenêtres, même quand il fait moins trente dehors. Le monde est mal foutu, quand on a commencé à construire ces immondes immeubles qui tapissent l’ancienne Union Soviétique, c’était un progrès social immense. Tout le monde allait pouvoir accéder au confort moderne : des salles de bains avec baignoire, de l’eau chaude et du chauffage pour tous. Finies les corvées pour aller chercher de l’eau et du bois pour alimenter le poêle central qui finissait immanquablement par foutre le feu à tout le quartier.

Rien n’a changé dans ces immeubles. On a souvent repeint l’extérieur mais dès qu’on y rentre, une fois passé le double sas surchauffé, ce n’est que béton suintant, boîte aux lettres défoncées, tuyauteries rafistolées mais par contre, qu’est-ce qui y fait chaud.

Le chauffage urbain n’apporte pas vraiment de touche pittoresque aux bourgades de la grande Russie, mais son efficacité est redoutable.

Après la période soviétique, presque rien n’a changé ; on paye un abonnement en fonction de la taille de son logement, mais les radiateurs peuvent chauffer jusqu’au rouge, c’est le même prix… de toute façon, les robinets en disparu depuis longtemps des gros radiateurs en fonte et le thermostat est un concept décadent . Ici on montre ses muscles, et si on a trop chaud, on ouvre la fenêtre. Quant au bilan carbone, au réchauffement à toutes ces préoccupations d’occidental dégénéré, on en a cure. Quand le niveau de la mer sera monté de quelques mètres et que le pourtour méditerranéen ne sera plus qu’un désert de dunes, un grand erg à perte de vue, la toundra sera devenue le grenier à blé de la planète. C’est un point de vue.. encore faudra-il voir quelles surprises nous réservera la fonte du permafrost…

Dernier jour à Anadyr


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Une fois que j’avais réussi à avoir le billet d’hélicoptère, il fallait que les choses s’enchaînent. Dès que suis arrivé à Anadyr, Ivan, un collègue de Marat, m’a assisté pour que je prenne un vol pour Moscou. On en a trouvé un par Irkoutsk, les vols directs étaient complets pour plus d’une semaine. Mais où est donc passée cette délicieuse liberté dont on jouit en voyageant à moto ?

Ensuite, c’est la fête de la Victoire. Après le défilé du souvenir, où l’on descend l’avenue principale avec le portrait d’un parent mort à la guerre, sous les drapeaux rouges et les ballons tricolores suivi d’ une modeste parade militaire, vont se succéder pendant deux heures, des chansons soviétiques en uniformes d’époque, ou folkloriques en costumes. Kristina, la fille de Raysa, participe à trois chorégraphies Tchoutches.

Je déambule au milieu de tout ça. Le soir, Pasha regarde le défilé à la télé et Raysa tente de m’initier aux chiffres tchoutches . Quand je pense qu’en chiffre russes, je n’ai pas dépassé le quatre et que en tchoutche, six, ça prend au moins trois lignes, je capitule bien vite, mais je ne lui dis pas, à Raysa, elle est trop contente d’initier une espèce de touriste égaré à la langue de ses ancêtres…

J’attends le lendemain…Je compte jusqu’à six…

Khnnèn, n’yrék, nkhrok, n’khrak, mkhtlkhn’èn…khnnanmkhtlkhn’èn

…et avant de songer aux tables de multiplication, je m’endors…

Ma piaule


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Je suis tout seul dans un deux-pièces… Mais deux grandes pièces avec du parquet vernis. Cet endroit est étrange, je prends souvent des petites décharges électriques dès que je touche une poignée de porte ou que je branche mon ordinateur. Sans doute que la mise à la terre de l’immeuble n’a pas été faite dans les règles, ou alors c’est une histoire surnaturelle en terre chamanique.

C’est sans doute parce que Raysa a gardé un peu de cette science-là, héritée de ses ancêtres. D’ailleurs dans leur appartement, il y a des plantes partout, à tel point que parfois, ces insupportables goélands qui pullulent en ville viennent frapper à la fenêtre en espérant grappiller cette verdure inaccessible.

J’ai rencontré Alexander qui organise des plans touriste pour qu’il me trouve des combines pour passer un jour en Alaska. Je savais qu’il parlais anglais, ça pouvait simplifier les discussions ; mais en réalité, il parle américain avec un fort accent tchoutche… Ça ne simplifie rien du tout mais, à force, avec beaucoup de patience, on va peut-être arriver à dresser les prémices de cette expédition future…C’est qu’il ne faut pas oublier que si j’ai extirpé ma moto de Omolon pour l’amener sur la côte, ce n’est pas juste pour des selfies et des tours de quartier dans chaque ville où les camions me la déposent. C’est que le but lointain, le Graal ultime, ce n’est pas de finir à Anadyr, c’est bien de franchir le pas, ce fameux détroit qui fait rêver tant de voyageurs quand leur regard s’égare aux deux extrémités de la carte du monde, ce seul lieu qui est présent des deux côtés de la planisphère, au Méridien où change la date ; étrange illusion de pouvoir remonter le temps. C’est là où l’Amérique et l’Asie s’effleurent. Quand on est à Egvekinot, on longe la côte pendant trois cent kilomètres et on arrive à Providenya… Dernière bourgade perdue avant le détroit… cent kilomètres plus loin , on recule d’un jour et on arrive en Amérique… N’est-ce pas complètement surréaliste tout ça ? Voilà qui fera , à n’en pas douter, bien des histoires à raconter quand je viendrai rechercher ma moto…

Anadyr


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J’ai longtemps rêvé d’Anadyr, fantasmé sur cette ville que j’avais imaginée presque pittoresque. Après avoir vu quelques images, mon imaginaire s’était-il donc fourvoyé ?Je ne sais plus, je ne sais pas…Anadyr, en réalité, ça ne fait pas rêver… Après toutes ces semaines sous un soleil éclatant, je me retrouve un climat frais et humide… Paris en décembre, Bruxelles en janvier…

Raysa, une amie d’Anastasia, m’a trouvé un appartement dans l’immeuble où elle vit avec Pacha et leurs deux gamines, Anastasia et Kristina. Sacha travaille au chantier naval, mais il dessine aussi et il sculpte, il aurait voulu faire l’artiste mais sa maman n’a pas voulu… Je connais bien ce refrain; il y en a parfois qui ont la chance de passer entre les mailles du filet.Je partage souvent les repas avec eux, on discute par téléphones interposés, mais comme on prend le temps, on y arrive très bien. Raysa est tchoutche. Sa grand-mère vivait dans la toundra au milieu d’un élevage de rennes dans la région d’Angouema. Elle a toujours vécu sous la tente traditionnelle, la yaranga, mais sa fille s’est laissée séduire par un bel ukrainien de passage et c’est comme ça qu’est née Raysa… Ça me rappelle étrangement l’histoire d’Aïnana… Les jeunes filles Tchoutche se laisseraient-elles toujours séduire par deux beaux étrangers de passage ?

Premier saut.


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J’avais donc tout fait comme si… Les bagages, le ménage, trié ce que j’emmenais et ce que je laissais au garage ou chez Marat . J’ai ensuite pris le taxi pour l’aéroport et je me suis assis dans la salle vide à côté du guichet fermé. Quand quelques personnes ont commencé à arriver, je me suis accoudé tout près du lieu stratégique avec mon bouquin , pour tuer ce temps qui risquait d’être long.J’ai fini par l’avoir ce billet, ce n’était pas l’émeute non plus, mais mieux vaut toujours être prudent quand on veut quitter un pays isolé du reste du monde, il faut y aller par étapes réfléchies…

L’hélicoptère, c’est assez rudimentaire comme transport aérien. De longues banquettes métalliques se font face pour accueillir une quinzaine de passagers et les bagages sont en tas au milieu. Pas d’isolation ni de ceinture de sécurité, juste des cables en ferraille qui pendouillent du plafond en cas de turbulences. Pas d’hôtesse de l’air ni de consignes de sécurité, on décolle bruyamment et pendant une heure bien tassée, comme les passagers, on survole la toundra de bord de mer à basse altitude .

Anadyr n’est plus une bourgade perdue dans la neige. L’aéroport, d’abord, c’est un vrai ; pas une cabane en bout de piste comme celui d’Omolon ou celui d’Egvekinot qui , bien que en béton, est vraiment d’une autre époque lui aussi. À l’étage , où on a le droit d’accéder si on est en proie à un besoin urgent, il y a quelques bureaux, un salon télé et une salle de billard, quelques bouteilles qui traînent et une ambiance tout à fait désinvolte. Mais nous sommes arrivés à Anadyr.Des hélicos, quelques Mig et des infrastructures tout autour, ce n’est plus un aéroport de Rigolo. Pourtant, Anadyr est une toute petite ville, mais elle tente de se donner de l’allure ; c’est quand même la capitale du Chukotka. De la circulation, quelques feux et un centre commercial moderne mais bien modeste . Le centre commercial est comme la ville, il tente de se la jouer avec ses boutiques et son fast-food à l’étage. Quelques bâtiments un peu prétentieux, et puis une statue de Lénine ; je n’en avais pas encore vu une seule dans cette région lointaine. Il y a même des gens qui portent des masques. Alors là ; si il y a bien une chose que j’avais oubliée, ce sont bien les masques. Quand on se la joue capitale régionale, il faut se doter des quelques détails visuels qui font la bigtown touch ; et quoi de mieux qu’une pointe de psychose masquée pour faire métropole.

Anadyr est au bord d’une baie étroite et profonde et l’aéroport est de l’autre côté, tout près d’une autre petite ville. Pour traverser, il y a des taxis l’hiver et des bateaux l’été et quand on est en intersaison, comme en ce printemps bouillasseux, les taxis déposent les clients au bord où des Trikols prennent le relais, car le bras de mer de fin de saison c’est un peu chaotique. Il y a aussi quelques hydroglisseur qui remplaceront sans doute les Trikols quand ils commenceront à sombrer au fond de la baie avec la débâcle … C’est un bon business; la traversée du bras de mer coûte presque aussi cher que l’hélico d’Egvekinot.C’est ici que va se terminer mon périple au Chukotka… Je ne suis pas encore arrivé chez moi pour autant…

Ultime révision de la moto


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Je me suis donc pointé à huit heures pétantes, puis à neuf, puis à dix… Heureusement le garage n’est qu’ à cinq minutes de chez moi. Ces camionneurs, quand même, ils ne sont pas bien ponctuels . Je le savais déjà; sur la route, ils gèrent leur vie comme bon leur semble, le concept d’horaire leur est complètement inconnu … Mais comment vouloir se compliquer la vie avec l’heure qu’il est dans un pays où les nuits ont disparu. Les camionneurs sont peut-être les derniers hommes libres. Rustiques certes mais libres…

Juste avant de retourner au collège, j’y repasse et c’est ouvert. Kostya est bien installé dans ce qu’on pourrait appeler le coin salon. tchaï, kofie, vodka ; c’est toujours table ouverte dès qu’on arrive. Mais je suis attendu à l’école, là où la ponctualité est de rigueur… Après une rapide prise de rendez-vous pour l’après-midi, je suis de retour au collège et puis, surtout, je repasse à la bibliothèque pour commencer à chercher par où je vais bien pouvoir quitter la Russie… Dans ma tête je commence à être de retour… C’est un peu compliqué car il est inutile de prendre les derniers vols si je ne sais pas quand je quitte Egvekinot. Pour rejoindre Anadyr il y a un vol par jour, un petit avion ou un hélicoptère… Ça dépend, me dit-on, de la météo. Inutile de prendre les derniers vols de chercher en ville ou sur la toile ou acheter des billets… Il faut se pointer tôt à l’aéroport et rester planté devant le guichet jusqu’à l’ouverture. Et si c’est rapé, il faut remettre la tentative au lendemain… Et ainsi de suite. Évidemment il n’y a rien de plus simple dans l’idée, mais comment concilier ça avec les autres vols qui se réservent en ligne et longtemps à l’avance… Surtout les vols permettant de relier Moscou à Paris en slalomant entre les sanctions…

La loi du camion


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Et puis voilà, en fin de journée, hier, l’impensable s’est produit et Daria m’a appelé ; il fallait que je la rejoigne au magasin pour faire quelques achats pour les camionneurs.
Quelques bouteilles de vodka et un stock de cochonaille, ce sera le tribut à payer pour le convoyage de la moto. Je m’en sors plutôt bien, allez, rajoutons donc une bouteille et un jambonneau !
Je retrouve enfin la monture, à deux cents mètres de mon auberge, dans le garage de Kostya, le chef de la bande, celui dans la cabine duquel étaient organisés les apéros.
On commence à vérifier l’état de ma pauvre monture. Il y a un peu de casse mais rien de bien grave : deux clignotants et une fixation de ski.
On va donc commencer par mettre la batterie une heure ou deux en charge. Pendant ce temps là, Deniys, que je ne connais pas encore et qui semble subjugué par ma triste monture héroïque, m’invite à le suivre. Il habite à l’autre bout de la ville et il m’amène au repas d’anniversaire de sa gamine. Il y a aussi son frère qui s’éclipsera très vite et un copain replet qui a l’air gêné d’être là ; il faut dire que Deniys a une sacrée descente et même ses proches ne suivent pas la cadence. Alors il parle beaucoup de « warm » is not good, et de Rousssya arashoy, best country in the Word et puis il remplit les verres… Davaï, pendant que de l’autre côté de la table entourée de la maman et deux de ses amies, la gamine habillée en princesse, souffle ses bougies et ouvre ses cadeaux. On me sert quelques assiettes copieuses et je sauve la face en dessinant tout le monde… Je finirai par retourner au garage et par abandonner Deniys qui voulait m’emmener dans des plans que je n’imagine même pas ; il me serre dans ses bras vigoureux , je l’abandonne à la nuit…


C’était une bien étrange fête d’anniversaire…
Retour au garage. La moto démarre, elle pisse l’essence, les robinets sont morts et les carbus ont besoin d’un ajustement. Kostya me donne rendez-vous à huit heures du matin, on dirait que cette fois, la fin de la route est proche…

Congé prolongé


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Est-ce un pont, trois jours fériés ? Je ne sais pas trop.En tout cas, tout est au ralenti ; il n’y a même plus de pain dans les magasins. C’est mon dernier jour, lui aussi au ralenti, car depuis hier, je le sais, la moto est arrivée .J’ai bizarrement appris la nouvelle par Anastasia, depuis Montpellier. Il faut dire qu’avec ses innombrables connexions dans cet extrême nord-est de la Russie, elle arrive à tout savoir. Taras, son contact à Egvekinot est, en plus, conducteur de camion ; je ne l’ai toujours pas rencontré, mais il est au courant de tout.

J’ai donc sillonné à nouveau les périphéries de parking à containers et tout au bout de la ville, près de l’entrée du pont, garé en haut d’un chemin défoncé, il y avait, couvert de boue, mon camion…

Mais dessus, pas de moto. Elle avait carrément été remplacée par un autre camion. Un camion sur un camion, ça promet dans les congères ; mais ce n’est plus mon histoire.

Me voilà avec une nouvelle énigme à résoudre… Je cherche tout autour, je flaire partout, il n y’a personne…

Je pars expliquer l’affaire à Marat, en congé lui aussi, et j’envoie un message à Anastasia.
La moto est bien rangée quelque part, mais je dois attendre la fin du pont de trois jours pour vérifier dans quel état et discuter du prix du transport, si jamais il y a de la casse.
En attendant ce fameux lendemain de réactivation, je me refais une journée studieuse, je commence à ranger un peu, me prépare à sortir de ma léthargie, comme ces ours dont on me parle tout le temps et que je ne vois jamais.
J’essaye d’appâter les grands corbeaux noirs dont j’observe les conversations par la fenêtre. C’est toujours assez déstabilisant, les changements de mode inopinée. Mais pour une fois que j’ai une journée de préparation mentale, je devrais être au comble de l’extase…

La fête sur la glace


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Aujourd’hui, il y a de l’animation sur la mer gelée, c’est la fête.Un peu comme à Pevek ou à Magadan, la fête au Chukotka offre vaguement les mêmes attractions ; musiques et danses traditionnelles revisitées, campement, igloo et plats typiques, sono à fond, stand de bibelots et un peu plus loin au milieu de la baie, le grand concours de pêche…

Au coude à coude devant leur petit trou, les participants guettent l’éperlan. Certains sont déguisés, d’autres ont amené les mômes et la musique, mais la plupart se la jouent sérieux, comme si ils étaient tout seuls dans la baie, tout en kaki et l’air concentré. Il souffle une redoutable petite bise.

Le vent du nord, quand on est sur le cercle polaire, c’est vraiment du Nord et il est plutôt judicieux de protéger ses oreilles. À cause de ce foutu mistral septentrional, il y avait moins de monde que prévu à la fête, mais j’y croise quand même quelques élèves du collège, Ludmila du musée et Olga de la bibliothèque, on fait des selfies et puis on se dit que quand même, putain, ça caille.

Je n’ai pas croisé Daria et Marat… Mais le soir il m’a proposé une soirée banya. Ils se tiennent mieux que la bande d’Hassan , les flics au sauna, mais tout nus et en sueur, il a quand même fallu porter quelques toasts en grignotant des têtes de poisson fumé. En rentrant deux heures plus tard, dans la nuit glacée , bras dessus, bras dessous et légèrement titubants, avec la maréchaussée en goguette, je me disais que quand même, c’était une bien étrange semaine…

Anastasia de Montpellier m’a laissé un message cette nuit en me disant qu’un ami à elle l’avait prévenue que ma moto était arrivée. Je vais aller jeter un coup d’œil dans les parkings

La vie scolaire


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Je suis allé au collège toute la journée. Je raconte mon travail, mes voyages, je dessine au tableau et puis je taille des portraits ; des petites caricatures vite torchées, c’est un bon exercice pour moi et ça a beaucoup de succès. Je les croque , je les fixe, j’esquisse les yeux de jais et les bleus métalliques, les tignasses sombres et drues et les cheveux blonds filasses, il y a ceux qu’on imagine déjà vieux et ceux qui sont encore des enfants.

À dix heures c’est le goûter, un gâteau de riz à la confiture et du thé brûlant ; à midi repas complet, soupe et pain de poisson avec du riz ; on mange bien à la cantoche, mieux qu’au kafé. J’ai donc exploré cinq classes, assisté parfois de Daria, parfois de son meilleur élève dont le rêve le plus fou est d’être professeur d’anglais.
Je rentre bien rincé par ces innombrables portraits esquissés avec concentration. Je travaille un peu sur mes planches récupérées avec les bagages , je vais à la bibliothèque…

J’y apprends que demain, il y aura la grande fête traditionnelle…

Les bagages arrivent


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Au kafé, le midi, je m’installe toujours à la même table avec mon bouquin ou mon carnet de croquis. Les clients s’installent rarement, ils viennent surtout s’acheter un petit plat à emporter. L’autre kafé est plus chic, il fait plutôt resto, et quand on se la pète resto, il n’y a pas de vitrine où l’on peut choisir son plat, il y a un menu auquel je ne comprends rien. Alors pour ne pas prendre de risques, j’ai pris mes quartiers à l’autre troquet. Il y a deux jeunes filles qui se relayent à la caisse . Une des deux est plutôt jolie, du genre blonde boudeuse. Quand c’est elle qui est au service, il y a toujours son mec, attablé pas loin qui surveille d’un regard sombre , quand il n’est pas absorbé par son téléphone…

Alors que je faisais ma routinière petite balade d’après-midi en explorant un autre quartier, j’ai croisé Marat qui me cherchait avec sa djipe Uaz de service. Mes bagages étaient arrivés… Dans le trio de conducteurs de Trikols, il y avait celui qui m’avait embarqué quelques jours plus tôt. Il s’est bien foutu de ma gueule en me demandant comment j’imaginais pouvoir rouler au Chukotka avec des pneus aussi petits… Évidemment, sur sa bagnole, ils font un mètre de large. J’ai bien tenté de lui demander si on ne pouvait pas monter une opération de secours avec sa super machine… Mais il m’a fait comprendre que , de toute façon, il fallait attendre le bulldozer, alors que ça ne changerait rien… Il doit être bien vautré, le camion. J’espère que ma pauvre bécane a tenu le choc. Je vais encore passer quelques jours ici à Egvekinot, où il va falloir commencer à chercher une petite cabane confortable pour la moto… Après deux ans confinée à l’entrée du Chukotka, elle va rempiler à la sortie…

Des nouvelles de l’arrière


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Ce matin, je suis allé visiter le musée. Ludmila me fait le circuit ; c’est un peu comme d’habitude : les minéraux, la faune, la flore et les peuples autochtones puis, la salle inévitable sur l’époque soviétique. Ludmila se souvient avec émotion de Francis ; celui qui ne rêve que de traverser le détroit de Béring en transformant sa moto en bateau et qui avait fini ici , il y a une dizaine d’années, après l’échec de sa première tentative. Ils ont peut-être vécu une merveilleuse histoire, qu’en sais-je… en tout cas, grâce aux nouvelles technologies numériques du XXIe siècle, aux connexions parfois bien aléatoires, je les ai remis en contact. Quand Francis reviendra avec son canoë gonflable et sa Mobylette, il sait qu’il est toujours attendu… Quant à moi j’espère que je serai reparti.

En sortant du musée, je reçois un message de Marat, l’amoureux Tatar de Daria, qui est aussi celui qui m’avait réceptionné à mon arrivée… Selon la formule consacrée et lapidaire ; il y a une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne d’abord. C’est toujours comme ça qu’on aborde le concept de la double nouvelle : on a retrouvé les camions. Ensuite la mauvaise… Ils sont tous les deux en carafe à une centaine de bornes. La neige qui ramollit ce n’est pas qu’à Egvekinot ; c’est aussi sur la route qui vient de Chmit. Celui qui transporte les bagages est en panne et l’autre, évidemment, une fois de plus, il est encastré dans la neige épaisse.

Finalement, , ce bourrin d’Evgeniy n’était peut-être pas un si mauvais conducteur. Au contraire, il avait anticipé et en roulant la nuit, il avait encore pu profiter d’une neige durcie par le gel. C’est carrément du travail de tacticien.
Un convoi de trois six-six Trikoll doit partir de Chmit ce matin, il est chargé de récupérer mes bagages au passage. Pour la moto, il faudra attendre qu’un bulldozer vienne l’extirper.
Attendre toujours…