Le monde des camions


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Décidément, mon cas inhabituel n’est pas simple à régler et trouver un camion semble beaucoup plus difficile que prévu. Il faut non seulement emmener la moto mais essayer de me caser aussi. Evgeniy avait suggéré au départ que je prenne un petit avion dans une quinzaine de jours pour aller récupérer la moto à Bilibino mais les vols sont tous complets pour un mois. L’avion est tout petit et il n’y a qu’un vol par semaine ; évidement, c’est logique que les places soient rares. Nous sommes donc allés parlementer dans le monde des camions. Ce n’est pas l’endroit le plus glamour de la ville. Au milieu d’un terrain vague où se disputent les carcasses et les containers, il y en a un, perché sur une benne, reconverti en bureau bien chauffé ; quelques solides gaillards nous invitent à prendre un thé chaud, puis Egeniy explique mon cas. Je reconnais parfois certains mots qui me permettent d’à peu près savoir de quoi ça cause ; mototsikle, Afrik, françoussKarikaturist, Evgeniy explique mon cas, plaide ma cause, ce ne sera pas facile, les cabines ne sont pas spacieuses, il faut emmener de la bouffe pour deux semaines, mais on verra demain, tout ça demande réflexion, patience et sérénité, toutes ces choses que parfois, avouons-le, on laisse au frigo avec les éperlans.

La pêche à la petite ligne


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Dès qu’il peut Evgeniy quitte son travail pour aller à la pêche. L’été il va taquiner le saumon dans les rivières et l’hiver il part sur la mer gelée, fait un trou étroit bien profond dans la glace avec une grosse manivelle, puis attrape des petits poissons gris à la chair blanche et douce… on appelle ça des éperlans. Pour les choper, il faut y aller à marée basse, moins il y a d’eau sous la glace, plus il y a de poissons. L’éperlan vit au fond de l’eau, si le fond n’est qu’à cinquante centimètres, c’est le bon coin. Sur la mer gelée, ce n’est pas toujours facile de repérer les bons coins, sauf qu’en général c’est là où il y a le plus de bagnoles… c’est que Evgeniy est loin d’être le seul à préférer la pêche au boulot .

Il faut être super équipé pour la pêche sur glace. Pas vraiment en matériel, la canne à pêche ressemble à un jouet Kinder, mais en vêtements chauds. Puis il faut aimer ça comme activité, c’est pas du brutal qui réchauffe, en adrénaline c’est un peu niveau zéro: une fois qu’on a fait son trou, on reste planté à se geler en attendant que le petit pompon fluo de la canne Kinder s’agite un peu. Heureusement, ça mord souvent, enfin c’est ce que dit Evgeniy, parce que là on en a sorti que six de l’eau, pas de quoi faire le malin. Mais Evgeniy est le plus assidu et quand le soleil se cache et que les bagnoles se cassent, lui, il reste tout seul jusqu’à la nuit. C’est un vrai maniaque !Moi, j’ai fini par me réfugier dans la bagnole avec le chauffage à fond. Je crois que je n’ai pas la vocation. Mon dos va mieux, je maîtrise l’étirement, mais je doute que rester planté sur la glace, légèrement crispé, soit la thérapie idéale…

En repartant  avec nos six ablettes, on est passé voir les dents de glace que les marées font surgir quand elles pètent la surface, c’est un spectacle insolite avant le repas de famille auquel Evgeniy m’a convié… heureusement, la pèche de l’avant veille avait été beaucoup plus fructueuse…

Le garage


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La moto a roupillé quelques mois dans le garage chauffé d’ Evgeniy.

Chaque matin, pas trop tôt à cause du froid, je vais y bosser une paire d’heures, remplacer les câbles électriques qui ont brûlé sur la route l’année dernière, vérifier quelques bricoles et poser les chaines à neige à l’avance. Les garages à la russe, ce sont toujours des enfilades au bout d’impasses un peu défoncées et pas du tout déneigées. A force de marcher en évitant de glisser et de me vautrer lamentablement, puis de manipuler la moto dans le petit garage, chauffé certes, mais bien encombré ; j’ai fini par me coincer le dos.

Quand on est dans l’attente, se retrouver avec une vertèbre bloquée, ça force encore un peu plus à l’immobilisme contemplatif… mais il n’y a pas grand chose à contempler à l’hôtel Vénéra. Je ne sais pas vraiment quelle en est la clientèle. Il y déambule toujours quelques grosses dames en pantoufles et quelques hommes sans âge à l’air fatigué par la vie. On se croise à la cuisine commune où pendant que je m’épluche des fruits frais pour les mélanger à des céréales, eux se cuisinent des plats de pâtes et des grosses saucisses grasses qu’ils inonderont ensuite de mayonnaise en tube. Ils ont sans doute raison, pour résister au froid, il faut faire du gras et ce n’est pas avec mes céréales Fitness que je vais constituer du stock. Mais que puis-je y faire ? Le choix est limité ; c’est ça, les mielpops ou virer ma cuti et me mettre à la saucisse. On m’y incite, je le sais, car parfois on m’offre de partager un bout de repas. Alors, je vais plutôt suivre les conseils d’Evgeniy et aller m’acheter une doudoune de pêcheur russe. Quand il m’a emmené sur la mer gelée pour m’initier à la pêche locale, il m’a très vite fait comprendre qu’avec mon équipement de motard, même en avril, vers le nord je n’irais pas bien loin…

Les temps qui changent


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Je suis allé me promener dans la ville. Dans la journée, dès que le soleil sort, une légère douceur élimine ce petit froid mordant encore hivernal. On croit toujours quand on voyage que les lieux traversés vont se figer pour l’éternité, comme des souvenirs… et pourtant, à peine six mois plus tard, tant de choses peuvent avoir changé. Tous les commerçants Mongols, avec leurs gants, leurs bottes et leurs bonnets, ont disparu du paysage. La petite boutique du cordonnier chinois, à l’entrée du marché couvert, a été remplacée par un marchand de dégueulasse bouffe rapide de plus. J’ai bien fait, à l’automne dernier, de lui faire réparer mes sacs et mes blousons ; mais étrangement, de ne plus le saluer en allant faire mes courses, ça m’a filé comme une pointe de mélancolie.

C’est sans doute de voir s’amorcer une situation d’attente de plus. On ne voyage pas vers le nord très facilement, c’est bien pour ça que les voyageurs qui veulent traverser le continent s’arrêtent bien souvent à Vladivostok ou à Magadan, à l’extrême sud on butte sur les frontières chinoises ou coréennes et vers le nord, il n’y a même pas de frontière, il n’y a rien ; vers le nord on butte sur rien.

Rester dans l’attente d’un moyen d’accéder à rien ; n’est ce pas une bonne raison de risquer de se laisser happer par le vide

un peu de glace


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Les voyages en avion surpeuplé resteront toujours l’insupportable épreuve qui précède chaque nouvelle étape vers l’inconnu… Entre Paris et Moscou, je suis tombé sur un lecteur de mes blogs qui partait rejoindre une amoureuse du bout du monde rencontrée quelque part pendant une expédition motocycliste ; encore un qui n’a pas choisi la facilité sentimentale. On a discuté un peu à l’escale et puis il est reparti vers un autre terminal pour s’envoler rejoindre sa chérie près de la Géorgie, enfin juste à côté, mais la rime est plus jolie avec Géorgie…

Arrivé à Magadan après une minable nuit amputée des deux tiers, j’ai retrouvé Evgeniy qui avait pris le temps de venir m’accueillir. Pas de bagage égaré ni de tempête de neige, il ferait presque doux au soleil, une bonne petite canicule à zéro degré, mais j’ai un peu mal partout, les nuits en version contorsionniste, ça ne sied pas aux vieux os.

Le lendemain matin, je suis allé marcher au bord de la mer gelée, regarder le soleil briller sur les vagues figées, me reconnecter à la fin de l’hiver sibérien en regardant au loin les pêcheurs devant leurs petits trous dans la glace…

Je vais devoir remettre la moto en service mais juste pour tester, changer l’huile et les câbles.

Evgeniy m’a sans doute trouvé un camion pour dans quelques jours. Je ne suis pas certain de pouvoir voyager dans la cabine, on m’expliquera tout ça bientôt.

Pour patienter, un peu miné par le décalage et l’incertitude, je m’offre des cavalcades d’insomnies en attendant la suite…

retour à Magadan


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Petit à petit, je me laisse submerger, par une sorte de fatigue, d’engourdissement, de détachement … peut-être que c’est ça l’hibernation.

Je suis donc revenu à Magadan. La ville butoir, le terminus au bout de la route des os. Plus loin vers le nord, il y a un no man s’land d’un bon millier de kilomètres. Seuls de gros camions russes arrivent à le traverser l’hiver. L’été, la liaison se fait avec des péniches qui remontent la Kolima. J’ai choisi l’option camion. Evgeniy m’avait prévenu qu’après mi avril, il n’y avait plus de circulation à cause des risques du dégel. Fin mars, en espérant trouver le camion providentiel, je suis donc revenu à Magadan…