Le Prince Noir, de l’art ou du cochon ?


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1989, un reportage de 11 minutes 04 créée la sensation au journal télévisé de La 5, la chaîne de Berlusconi. A une époque où on n’imagine même pas que puisse être créée un jour la Gopro, des journalistes installent une caméra derrière la bulle d’une Suzuki GSX-R et filment le tour du périphérique parisien à une vitesse « indécente » : le compteur flirte avec les 260 km/h.

192 de moyenne sur 30 km d’autoroute urbaine avec des entrées et sorties de partout, à l’aube, les 4 voies constellées de camions de livraison (les mêmes que maintenant, tiens c’est marrant !), de fêtards à moitié endormis et de travailleurs encore mal réveillés… Un vrai jeu vidéo.

Images saisissantes, et effet garanti : on se croit à la place du pilote, la moto slalome entre les voitures. Même exécuté au petit jour, durant ce tour du périph’ en 11 minutes, celui qui est au guidon frôle la mort. La ménagère, à table devant sa télé, vomit ses endives au jambon. Son fils, le casque sur le porte-manteau, ne rêve que d’aller imiter le motard en tenue sombre. Et sa fille, qu’il l’emmène loin d’ici. Quant aux porte-parole de la sécurité routière, les Claude Got (et oui, déjà…) et autres Geneviève lèvres pincées, ils sont effarés et demandent l’interdiction de la moto. Sans autre forme de procès.

La légende du Prince Noir est née. D’autant mieux enrubannée que ces malins de journaleux ont pris soin de filmer aussi les copains, dont les visages s’incrustent de temps à autres dans l’image, comme des sourires d’outre-tombe : certains ont disparu, victimes de leur envie de grimper dans les tours tous les jours.

2015. La vidéo de ce reportage, qu’il est par ailleurs possible de visionner sur Youtube, est projetée sur une minuscule tablette, dans le cadre de l’exposition d’art contemporain « Le bord des mondes », au Palais de Tokyo à Paris. Elle est accompagnée d’une notice :

« La moto et le corps de l’homme ne font plus qu’un, transformés en un être hybride et instable à la recherche d’un tutoiement de la limite, alors que la conscience de sa vulnérabilité et la perspective de la mort sont omniprésentes. Cet exploit extrême met en scène et exacerbe une existence « dangereuse » vécue comme une nécessité par toute une communauté : jouer de l’accélération, pratiquer l’hédonisme, contourner la loi, faire du danger une célébration de l’existence, promouvoir un mode de vie qui s’oppose à la convention sociale. Il s’agit ici d’expérimenter la jouissance d’une vitesse qui touche à l’ivresse, mais aussi d’exceller dans la maîtrise d’une situation à la limite de la survie ».

Le Prince Noir circule donc au bord du monde, à la lisière. Légende urbaine magnifiée par la télévision, le motard se reconnaît dans cette pratique aux confins du légal, du réel, du létal. Il est le Prince Noir, seul parmi les visiteurs du Palais de Tokyo, dont la plupart ne connaissent rien à la moto.

Il n’a jamais poussé à 260 sur le périphérique (impossible maintenant avec tous ces radars, 16 autour du périph’, c’est Big Brother maintenant, c’est ça qui a changé depuis 1989, cette société au radar) mais connait les risques : passer entre les voitures, ça oui, il le fait au quotidien, pousser une petite accélération de temps en temps, parfois même claquer une roue arrière pour s’amuser…

Il ne savait pas que c’était de l’art contemporain, la moto, mais ce n’est pas là que se situe l’art, non, plutôt dans la mise en scène de cet extravagant tour du périph’ en 11 minutes, que d’aucuns, chez les motards, considèrent comme une supercherie alors qu’elle a contribué à façonner le personnage qu’ils endossent tous les jours. En chaque motard s’esquisse cette volonté d’être border line, au bord du monde pour mieux le pénétrer, y trouver sa place.

Les médias aiment construire des mythes. Puis les abattre. Voilà. Le Prince Noir n’est qu’une supercherie médiatique, comme aujourd’hui, on en crée des milliers chaque jour, à la vitesse de propagation des réseaux sociaux… Excès de vitesse !

Le reportage de La 5 (comme ça, pas la peine d’aller au Palais de Tokyo !)

Finalement dans l’expo « Le bord des mondes » au Palais de Tokyo (du 18 février au 18 mai à Paris 16e arrondissement), la bécane reste à sa place : confinée dans une salle obscure, représentée par une petite vidéo diffusée sur une petite tablette, là où des artistes disposent d’une salle entière, et où les œuvres son signées de leur nom. Le Prince Noir, au bord des mondes, n’est qu’une vidéo anonyme.

On s’attardera sur d’autres œuvres, comme certaines représentations cartographiques complètement dingues qui font rêver au voyage, ces cartes que l’on déplie sur le bord de la route. On pense aussi à ces photographies de larmes Topography of Tears, réalisées par Rose-Lynn Fisher : étalées sur une lamelle translucide, elles sont regardées à travers un microscope optique, photographiées et qualifiées de « vues aériennes de terrains émotionnels »…

Autre travail ahurissant, la cartographie d’un monde imaginaire dessiné par Jerry Gretzinger. En 1963, il en esquissait le premier élément, un simple dessin sur feuille au format A4. Chaque jour, ce dessin a été augmenté, étendant un monde et la physionomie d’une terre inconnue, qui donnait naissance à des villes telles que Plaeides ou Ukrainia. Une œuvre qui préfigure les reproductions de certains jeux vidéos.

On retient aussi les pierres et parpaings de Bridget Polk, formant un équilibre si stable et pourtant si précaire, un peu comme le motard sur la route ; ou encore, ce peuple des montagnes turques qui utilise le sifflement des oiseaux pour communiquer plus vite, d’une vallée escarpée à l’autre ; un peu comme le peuple motard qui communique par signes d’une moto à l’autre.

Exposition d’art contemporain : « Le bord des mondes », au Palais de Tokyo à Paris, jusqu’au 17 mai 2015. Renseignements sur le site du Palais de Tokyo.

Le périphérique a 40 ans, le Prince Noir a 25 ans


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Le boulevard périphérique parisien a 40 ans, et c’est l’occasion de se remémorer un fait-divers célèbre dans le monde de la moto, le record du tour du Prince Noir, qui lui a 25 ans. Ca tombe bien, un romancier, Frédéric Ciriez, en parle dans « Mélo » (éditions Verticales).

En 1988, Pascal, surnommé le Prince Noir, boucle sur une Suzuki GSXR le tour du périphérique (35 km) en 11 minutes, donc à la vitesse moyenne de 192 km/h. Cet « exploit » est filmé par une caméra installée derrière la bulle de sa Gex. Un reportage sensationnaliste est diffusé dans l’émission « Reporters » sur la 5, qui se veut alarmiste sur les risques pris par une certaine partie de la jeunesse française, et se conclut par un petit rappel, 800 motards se sont tués sur les routes cette année-là.

A une époque où ni Internet, ni la Go-Pro n’avaient encore révolutionné la diffusion des exploits à moto, ce reportage a fait le tour de France et alimenté la controverse, confortant ceux qui pensent que les motards sont tous de dangereux abrutis. Le Prince Noir est, par la suite, devenu une sorte de légende. Il y a ceux qui l’ont connu, ceux qui savent ce qu’il est devenu et ont même son numéro de portable, et ceux qui affirment que Pascal est mort. Il y a ceux qui démentent… Et il y a ceux qui l’intègrent à un roman.

Frédéric Ciriez a publié récemment « Mélo » aux éditions Verticales. Dans la première partie de ce roman construit comme un triptyque, narrant trois drôles de vies parisiennes, il ne fait pas parler le Prince Noir mais Christian, un autre motard qui, à l’époque, s’éclatait lui aussi avec ses amis sur les voies rapides urbaines autour de la capitale.

Selon le romancier, ce fait-divers symbolise la surenchère dans la production d’images toujours plus sensationnelles, et devient une métaphore de l’accélération culturelle. Décryptage…

Dans « Mélo » tu t’intéresses à Paris et au périphérique. Pourquoi le périphérique ?

Sur un plan culturel, de grands écrivains se sont emparés de cette autoroute urbaine, à commencer par Jean-Patrick Manchette. « Le petit bleu de la côte ouest » (1976) commence et termine par l’errance d’un cadre sur le périphérique. Son personnage est satellisé, c’est une élipse de la dépression, du vide, de la misère intellectuelle et politique. En 2002, Olivier Rolin a publié « Tigre en papier ». Un conducteur en DS nostalgique roule sur le périphérique en racontant Mai 68 à sa passagère, fille d’un copain maoïste qui est décédé. Il existe un imaginaire littéraire, culturel, politique et véhiculaire du périphérique.

Le mythe du Prince Noir, tu es tombé dessus par hasard ?

Non, l’histoire du motard qui a fait le record du tour m’intéressait. Un copain m’a affirmé le connaître, il a fini par me rencarder sur un mec un peu mystérieux, Christian. Je vais le voir en banlieue. Ce n’est pas le Prince Noir mais il l’a connu… Cet ancien cascadeur me raconte avoir vécu les courses de moto sur le périph’ dans les années 80. Il a même été payé par la télé belge pour jouer le rôle d’un faux Prince Noir. Cet entretien fut d’une richesse incroyable : les courses, les reportages télé bidonnés… Tu imagines la masse de significations répercutées par le périph’ : le spectaculaire et le simulacre ! J’ai décidé de mettre en scène la parole de Christian. J’ai injecté cette vraie interview dans le roman, à travers une fausse émission de France Culture, « Récit B », qui passe dans l’autoradio d’un de mes personnages. Dans la réalité, la voix de Christian était extraordinaire et dans le contexte d’un roman, le challenge était de la retranscrire à l’écrit, tout en la plaçant dans une émission de radio !

Tu utilises l’événement « Prince Noir » comme le symbole d’une société qui tourne en rond…

Le Prince Noir et son record « stupide » allaient au-delà d’une simple perf’. Je l’interprète comme un symptôme, révélateur de l’accélération culturelle. L’Allemand Hartmut Rosa a publié, en 2010, un essai incontournable, « Accélération », qui est une critique sociale. Le mythe du Prince Noir, c’est l’accélération dans tous les sens du terme, la pulsion de mort, la centrifugeuse culturelle qui produit des images, des disques et des bouquins tous les jours en sachant qu’on ne pourra pas les lire. Le Prince Noir annonce, à sa manière, cette centrifugeuse culturelle qui nous noie. Je suis convaincu que Prince Noir n’a pas pu installer une caméra sur sa bécane seul, contrairement à ce qui est affirmé dans le reportage diffusé sur La 5. Christian, qui a fait du cinéma et connaît la technique, estime que ce récit a été bidonné par les journalistes, et je veux bien le croire. On est dans le spectacle.

Prince Noir n’a rien tiré de cette aventure…

Ce témoignage, c’est aussi l’histoire populaire de gamins de banlieue qui venaient à Paris. Je ne me moque pas de ce record, j’essaie d’en comprendre le sens. Après lui, il y a eu Ghost Rider, encore plus cinglé, qui a stylisé le concept en faisant un clip avec de la techno… Ils intègrent le champ de la production culturelle, ils deviennent des effets de culture générés par la centrifugeuse. En ce sens, Prince Noir est très important. C’est comme son sobriquet stupide : il signale l’impossibilité d’avoir une transcendance par le nom.

Tu n’as pas pu le rencontrer ?

Non, il y a beaucoup de barrières autour de ce Pascal. Mais il n’est pas mort. Cela aurait été intéressant de le rencontrer, mais pour moi il est plus intéressant encore d’avoir enregistré la parole de Christian. Celle de Prince Noir aurait eu d’autres enjeux. Christian est désormais accessoiriste dans le cinéma. Sa modestie et sa prudence m’ont frappé. Il dégage une conscience aiguë du danger de mort. Comme un marin qui prend la mer.

Qu’est-ce que la moto t’inspire ?

J’ai un regard affectueux sur le monde motard. La moto est sensuelle. Le conducteur chevauche la mécanique, il a le corps à l’air libre, ça change la donne. Il fait « un » avec sa machine, il est pris dans les courbes, le relief, dans la physique de la ville.

Tu en as fait ?

Pas plus que ça. J’ai eu des Mob quand j’étais ado. J’ai un frangin plus âgé, il avait une Honda 125 XLS, on allait faire des tours avec, j’étais fou. Mon seul fait d’arme est de l’avoir gaulée et de m’être fait serrer par les flics à la sortie de Paimpol (Côtes-d’Armor)… On a habité Dunkerque (Nord), il avait un pote, Bill, c’est la première fois que je suis monté à l’arrière d’une moto. On est parti acheter le programme télé, il est entré dans le magasin et l’a volé ! Pour moi, gamin, tout allait ensemble, j’assimilais la moto à la transgression. Il y avait un côté un peu voyou.

Ton écriture décrit différents univers avec précision. Il est indispensable de se documenter avant d’écrire un roman ?

Je considère que l’imagination est reine, mais tu n’imagines pas à partir de ce que tu connais mal, et surtout tu risques de galvauder la parole d’autrui. Quand j’aborde la moto et le périphérique, domaines qui ne sont pas les miens, je considère que je n’ai pas à dire n’importe quoi. Mais, après m’être documenté, j’imagine. J’ai beaucoup surfé, j’ai eu des meules, je connais des motards… Décrire un mec qui prend une courbe en mettant le genou au sol, c’est pas non plus ce qu’il y a de plus dur, il faut être honnête. J’ai un petit baratin technique mais je ne vais pas non plus très loin. Il faut être joueur, un texte doit séduire mais aussi faire réfléchir. Mais tu sais, aujourd’hui dans le roman, être riche en vocabulaire n’est pas ce qu’il y a de plus « bankable ». Vaut mieux faire simple et parler de soi !

« MÉLO » : ILLUSION NOCTURNE

La veille du 1er mai, deux hommes et une femme circulent dans Paris. Un syndicaliste au bord du suicide, un sapeur congolais chauffeur de camion poubelle et une Chinoise vendeuse de briquets. Trois personnages qui vont glisser dans la nuit… Dans la première partie, une émission de France Culture défile dans l’autoradio. Elle a pour thème « l’accélération ». On revient sur un mythe motard, le Prince Noir et son tour du périphérique. Frédéric Ciriez n’est ni motard, ni sapeur congolais, ni éboueur. Pourtant, sa narration précise alimentée par une recherche rigoureuse sur ce fait-divers, restitue une ambiance crédible. Celle que l’on ressent quand on roule en boucle, la nuit, à la recherche des démons venus hanter le pays des rêves.

Roman : « Mélo » de Frédéric Ciriez, éditions Verticales ; 14 x 20,5 cm, 332 pages, 20 euros.