La route d’Egvekinot, chapitre cinq


ptiluc1

Le camion d’Evgeniy, il est vraiment tout pourri. La place du passager est assez mal adaptée. Au pied, il y a un grand carton avec des provisions et dessus un ou deux vieux blousons. Il n’y a pas de dossier ; à la place, il y a un radiateur, un vrai, comme dans les maisons, en fonte et qui chauffe. Je dois donc me mettre en travers et ranger mon minimum comme je peux… Juste mon petit sac avec mon carnet de croquis, mon bouquin, mon ordi, le satellite et les chargeurs, mais il y a aussi tout ce que j’ai sur moi… Les grosses doudounes, j’en fais des dossiers protecteurs pour ne pas finir toasté, et les grosses bottes fourrées , je les range où je peux, mais il ne faut surtout pas entraver les leviers du changement de vitesse, ce qui, immanquablement, se produit à chaque nid de poule polaire … et Evgeniy, bien sûr, il n’aime pas du tout ça… Nous roulons donc toute la nuit…


Mon chauffeur n’est plus du tout le même ; il s’applique.
Le premier jour, ils ont bu toutes les vodkas, ce fut un massacre.
Le deuxième jour, ce fut le tour des bières, ma moto a fini dans une congère.
Le troisième jour ils ont commencé à rationner les bières.
Et cette nuit, c’est la métamorphose. Evgeniy concentré ne fera que deux sorties de piste, il n’écoute même plus sa musique, ces fameuses variétés russes qui sont tout aussi digeste que les grosses saucisses roses en plastique. Une boîte à rythmes, un synthé nasillard et une puissante voix virile. J’ai remarqué en tentant d’analyser les thématiques, qu’il y avait un créneau localiste. À peu près avec la même musique, on te balance une chanson sur Magadan, une autre sur Novossibirsk et même sur Egvekinot… Je suppose que pour la vedette c’est le jackpot assuré.

Le camion arrivera au matin dans une bourgade assez importante et complètement en ruine.

Tout au bout, il y a une espèce de cabanon avec un quat’quatre géant garé devant. Evgeniy va frapper à la porte.
Moi je fais la mort, je sens le plan vodka matinal, comme dans le container quatre jours plus tôt, le pire de tout comme plan picole. Et je me rendors un peu. Evgeniy me réveillera avec sa délicatesse habituelle, il y a une grande nouvelle ; lui, il va rester avec son pote se torcher dans la cabane et moi, on va m’amener à Egvekinot avec la machine de guerre, le six-six Trikol…


Je ne sais pas quelle est cette ville morte, ni ce qu’il fout ce mec dans sa cabane pourrie, ni encore moins pourquoi cet engin de guerre était garé devant ; venait il livrer un colis postal, les croissants chauds ou le Midi-Libre du jour ?
En tout cas l’engin m’a descendu de la montagne comme si c’était une autoroute. Certes, ça a un peu secoué, c’était bruyant, surtout avec cette musique que j’aime tant et après une nuit de camion… Mais en fin de matinée, j’étais à Egvekinot…
J’y suis toujours et je vais aller me coucher, car j’ai des heures à récupérer…