Ou on se l’imagine…
Il ne faut pas s’énerver tout le temps avec la vie…
Un voyage peut-être d’une immobilité absolue…
Mais dans ce cas-là, il est fort probable qu’il n’y ait pas de place pour son récit dans un blog de motocyclistes…
Il y a de cela fort longtemps déjà, j’avais réalisé mon premier grand voyage avec un héros du baroud au long court, le légendaire Philippe Rahmani qui venait de boucler en deux ans le premier tour du monde à moto et qui, après une courte pause au pays, avait décidé de remonter en selle pour accomplir le second. Je ne vais pas vous conter ici les péripéties de ce Paris Bombay à trois : lui, moi et son ex qu’il espérait bien future aussi, mais visiblement quelque chose ne collait plus vraiment entre eux. J’ai d’ailleurs raconté ce voyage initiatique dans un album illustré de fort belle facture mais relativement introuvable depuis quelques années déjà… Toujours est-il que pendant cette longue traversée orientale, entre deux interminables étapes, le héros m’avait raconté ses expéditions précédentes.En voyage, on a toujours ce réflexe un peu déconcertant de d’abord rechercher les sensations perdues du voyage précédent. Incapable de vivre l’instant pour ce qu’il est vraiment, le voyageur au long court ne pourra s’empêcher de retrouver une odeur d’Afrique au sud de l’Espagne, une texture de vent d’Anatolie quelque part dans le Jura au mois de janvier ou juste la puanteur piquante des avenues saturées des grandes capitales d’Asie Centrale, dans un tunnel parisien, un quelconque jour d’embouteillage, à l’heure de la sortie du boulot. La Madeleine proustienne de l’écumeur de piste se décline à l’infini, il n’y aura pas un jour de route où une odeur subite ne le ramènera à une aventure antérieure, une sensation à une autre, une impression fugace à quelque chose de déjà vécu. C’est cette pathologie bizarre qui fait sans doute que dès qu’on aura, une fois dans sa vie, goûté à la saveur des grands espaces, on aura de cesse d’assouvir à nouveau l’obsessionnelle envie d’y retourner. C’est comme ça qu’on devient définitivement un Road Addict…
Ce jour-là, après une fraîche étape neigeuse, quelque part entre la Turquie et l’Iran, le héros de la route m’avait raconté l’infinie frustration qu’il avait ressentie quand, lors de son tour du Monde, il n’avait pas pu remonter les steppes Sibériennes pour arriver au Détroit de Bering. Il avait cru qu’il fallait s’y lancer au début de l’été. Personne ne l’avait prévenu qu’à cette époque, les pistes de Yakoutie n’étaient que de gigantesques bourbiers et c’est seulement sur place que des spécialistes autochtones lui avaient expliqué que la seule période où il était possible de se déplacer là-bas, c’était quand la glace pouvait supporter le poids des camions. Complètement dépité par cette information qui lui prescrivait quelques mois d’attente à Magadan avant de reprendre la route, il avait chargé sa moto dans un avion se consolant en inaugurant la première ligne aérienne Magadan-Anchorage, symbole de l’ouverture Est-Ouest… Nous étions en 1991, deux ans seulement après l’effondrement de l’Empire Soviétique.
Après ce fameux premier Tour du Monde, il avait donc prévu, avec BMW qui lui avait déjà fourni la 1000GS de sa première aventure, de tenter de remonter jusqu’au fameux détroit, en roulant sur la glace avec une 650 toute équipée pour affronter le blizzard. Les aléas de la vie, du boulot ou parfois des amours peuvent d’un seul coup changer les programmes les plus fous et finalement, Philippe Rahmani n’est jamais monté jusque là-haut et personne après lui non plus. Pourtant l’idée trotte régulièrement dans la tête des grands voyageurs sur deux roues, chaque fois que je le recroisais, il m’en reparlait…Et puis d’autres, aussi…C’est comme ça que je me suis mis, moi aussi, à y penser à ce foutu détroit de Béring.Un jour, pendant le GS Days organisé par Bmw et Touratech, aux alentours d’Orange, Yvon qui m’avait déjà bien dépanné en amortisseur quand j’avais eu la bonne idée de tomber en rade en Ouganda, Yvon, donc, avait tenu à me faire venir et à me présenter à l’équipe de BM. Au début, il avait l’air de s’en foutre un peu de mon projet, mais quelques mois plus tard, au Salon de Paris, on a remis le dossier sur le tapis et là, ils m’ont dit que c’était tout bon, on a bu un coup au bar VIP pour sceller le pacte ; ils allaient me filer une bécane… Moi, j’ai donc commencé à m’organiser, à contacter, comme je le faisais sur le continent africain, les centres culturels français des villes où je risquais de passer et puis une fois que tout à été en place, j’ai attendu la moto. Les temps ne sont plus ce qu’il furent à l’époque de Rahmani ; dans la bande dessinée comme dans la moto, l’époque de gloire s’éloigne peu à peu. Pourtant Nolan m’a filé un casque, Furygan des gants et Nautiraid m’a renforcé ce sac étanche indestructible que j’ai trimballé sur ma vieille Béhème pendant plus de dix ans de voyages au long court. Côté moto, il fallait que je patiente…La patience, on connaît ça en voyage ; n’importe quel passage douanier rappellera bien souvent que sans elle il est inutile de se lancer dans la moindre aventure. Là, c’était bien la première fois que la Patience venait me titiller aussi tôt avant un départ de plus en plus hypothétique, mais c’est sans doute un signe de temps plus incertains…j’allais donc patienter et quoi qu’il arrive, il arrivera bien quelque chose…
Finalement, la meilleure chose à faire, n’était-ce pas d’aller tester mes nouveaux équipements ? Je suis donc parti vers les Pyrénées avec ma bonne vieille T Bird et j’ai posé ma première étape chez mon vieux pote Alfred qui fêtait, ce soir-là, son anniversaire et le réveillon de fin d’année, du pur deux en un, comme pour le shampooing, ce qui pour un presque chauve est déjà un sacré défi. J’ai toujours eu un rapport pas très net avec les réveillons, mais comment faire une pause ce soir-là sans se plier aux festivités rituelles ? Quel que soit l’endroit où j’ai tenté de fuir, que je passe chez de vieux amis ou que je me planque aux tréfonds de l’Afrique centrale, il y a toujours un passant qui va s’interloquer sur ce boycott insensé et proposer de finir sa bouteille en braillant sous les étoiles que l’année qui vient sera meilleure que toutes les autres. Cette fois-ci, c’est en explosant à coups de gourdin et les yeux bandés, un pantin pendu gorgé de bombecs que se fit le passage d’une année à la suivante. Encore une tradition importée d’une culture à l’autre, c’est aussi à ça que servent les longs voyages, tout mélanger pour mieux réécrire l’histoire de ces rituels immuables qu’on fuit à chaque fois de peur de mélanger toutes ces foutues années qui quoi qu’on y fasse, auront toujours quatre saisons, un été au milieu et une beuverie à la con en soirée de clôture.
Le lendemain, on est donc parti vers la montagne, à trois bécanes, parce qu’Alfred à voulu sortir son nouveau Ducati pour prendre un bol d’air frais et se retaper des libations de la nuit précédente et que Boby a voulu suivre avec une 800 BM comme celle que j’attends depuis l’année dernière…Un réveillon chez Fred, une virée avec Bob… sacrés titres pour cette petite escapade hivernale. Le premier a fait demi-tour une demi-heure plus tard, le second a continué vers les cols enneigés. Si on croit qu’on va un jour se lancer dans une traversée des grands déserts blancs, la moindre des choses, c’est bien de s’entraîner avant. Au col du Pas de la Caze, on n’est pas vraiment à Vladivostok, mais à deux mille quatre cent mètres, par moins cinq, un premier janvier, on devrait pouvoir commencer à croire que rien n’est impossible à celui qui y croit mais qui, néanmoins, s’est bien équipé, parce que le froid ça ne pardonne pas et il est conseillé de bien customiser ses tongues…
Andorre est un endroit bizarre. Un grand centre commercial coincé dans une étroite vallée sur les contreforts de laquelle le béton tente de s’agripper, de gagner des mètres carrés constructibles là où il peut. Andorre essaye de faire avec ses falaises ce que Monaco réussit à vomir sur la mer, agrandir à tout prix sa surface bétonnée surcotée en partant à la conquête des espaces impossibles. Au centre ville, il reste quelques vieilles maisons de pierres coincées entre des immeubles gris des années soixante et puis d’autres couches urbaines à chaque fois plus clinquantes au fur et à mesure qu’on se rapproche de ce siècle où les petits pays perdus deviennent des refuges pour le gros pognons aussi mal blanchi que la neige sale au bord de la route saturée du col. Au milieu de tout ça on a construit un temple, une flèche de verre pointée vers le ciel. A côté de la pieuse Espagne et ses cortèges de pénitents, on aurait pu croire que la petite principauté cossue avait eu l’envie de se construire sa cathédrale à elle…Finalement, c’est bien ce qu’elle a fait et dans la flèche de verre, la grande piscine, les restos chics, les salles de muscu et les inévitables boutiques en font bien la cathédrale que mérite ce petit coin perdu de consumérisme forcené. Dieu est mort, on ne devrait pas s’en plaindre, mais son remplaçant n’a pas très fière allure, un peu vulgos comme lascar, on pourrait dire. Il paraît que ce n’est qu’un stagiaire intérimaire et que le nouveau patron qui va passer derrière nous annonce un retour en force de toutes les morales nauséeuses qu’on croyait oubliées. Vite, il faut partir d’ici pour aller se réfugier dans la basilique de Saragosse, y retrouver les bonnes vieilles tronches de cathos intégristes, inchangées depuis le franquisme et se dire que si c’est eux la relève, il est peut-être temps de changer de planète. Elle pourrait pas m’emmener sur Mars ma bonne vieille T Bird ?
Quand on quitte la nouvelle Mecque de la thune, on passe la douane. Les petits pays enclavés gardent parfois cet archaïsme en képi qui leur va si bien : la frontière. Je dois bien avouer que tout ça n’est pas pour me déplaire totalement ; ça replonge des années en arrière, à cette époque où chaque pays d’Europe était gardé par ces fonctionnaires zélés qui faisaient, certes , perdre des heures aux touristes en transit, mais tout ce rituel donnait vraiment l’impression que passer d’un pays à l’autre ce n’était pas un truc de rigolo, qu’il fallait oser affronter ces gardiens à petits fronts pour se retrouver de l’autre côté. De l’autre côté c’est l’Espagne, il y fait bien frisquet et consciencieusement, je teste mon équipement. Sur la droite, les Pyrénées Espagnoles enneigées, sur la gauche les vallées de l’Aragon embrumées. Ce va et vient entre les crêtes ensoleillées à plus de mille mètres d’altitude et les vallées noyées dans un épais brouillard humide va nous obliger de terminer sur l’autoroute pour ne pas se faire piéger par la nuit. L’autoroute qui nous amènera à Saragosse est bien sympathique avec nous, elle nous évite toutes les périphéries pour nous déposer , juste avant l’obscurité, aux pieds de la Basilique. J’ai rarement vu autoroute aussi efficace pour amener ses passagers depuis les austères campagnes environnantes jusqu’au plein centre de la ville. Il ne nous restera qu’à trouver une petite chambre avant d’aller se perdre en simples piétons dans toutes ces rues tellement charmantes sous leurs lampions de Noël, tellement semblables quand on y prend pas garde, tellement perverses quand, tels des abrutis moyens, on part flâner sans même avoir noté ni le nom, ni l’adresse de cet endroit sacré où on aurait tant envie d’aller s’écrouler quelques heures…
Que suis-je donc venu chercher ici sinon, encore et toujours, des repères d’ailleurs presque oubliés? L’Espagne m’a donné mes premiers grands espaces après que, durant quelques années, j’eusse écumé, les routes de France à tous les temps de la conjugaison. Quand on est né derrière la frontière Belge, les route de France, déjà, c’est presque une promesse de grands espaces mais que dire alors de l’Espagne ? La première fois que je m’y suis aventuré, j’avais un tel trac que les douaniers ont dû se dire que la totalité de ma Honda 500 devait être en shit compressé…Mais bon, ils ne m’ont rien demandé malgré mon air profondément suspect, il faut dire que si telle avait été la matière principalement constituante de mon destrier, ce n’est pas dans ce sens-là que je l’aurais franchie la frontière. J’avais donc le trac, comme avant d’entrer en scène ; cette première fois-là me foutait dans tous mes états, mais après, avec le temps, je me suis un peu habitué, c’est comme ça pour tout, l’habitude nous rend désabusé. Mais il faut se remuer, remonter aux sources, là, dans ces grandes plaines désolées de la Castille où j’ai découvert mes premiers horizons lointains et où je dois redécouvrir que, bien des années plus tard, ces régions-là n’ont vraiment rien perdu de leur noblesse. L’ami Bob est toujours avec moi, bien planté sur sa 800 GS qu’il pilote avec dextérité. Il me nargue un peu avec ses amortos qui le font glisser sur les trous et ses gadgets qui lui permettent de recharger l’appareil photo en roulant ou de sortir des villes sans la moindre hésitation…Quoique sur ce point, je suis encore un peu sceptique. Le GPS est un engin bizarre. Tout comme le téléphone portable, son proche cousin, il a définitivement changé le comportement des voyageurs. Planté à un carrefour devant le panneau, le voyageur moderne est bien capable de préférer l’avis de sa gameboy à ce qu’il y a gravé sur le béton juste devant son nez. Fini l’instinct d’orientation, la mémoire de la cartographie globale, on reste planté sur ce petit écran avec sa flèche mobile et on suit sans réfléchir, tout fout le camp mon bon monsieur …Déjà qu’avec ma nostalgie des douanes, je vais passer pour un vieux réac, il faudrait peut-être que je me ressaisisse sur ce coup-là et que j’admette humblement que parfois, oui, c’est vrai je l’avoue, ce gadget à la con peut s’avérer bien utile…Voilà, c’est dit et maintenant qu’on me laisse encore rêver devant mes cartes.
Me voilà de nouveau cow-boy solitaire… Mon partenaire, après trois jours, a pris sa route de retour et je continue à travers les mornes plaines de la Mancha où les moulins, bien que très modernisés, n’ont jamais autant tourné dans le ciel bleu profond. Tout ça pourrait presque être monotone, mais la géographie espagnole est facétieuse et, alors qu’on pourrait commencer à sérieusement piquer un roupillon sur la monture, surgit de nulle un canyon surprise. Ni mentionné sur la carte, ni signalé au bord de la route, le plateau s’éventre subitement , le temps de traverser Alcala de Jucar et puis on remonte de l’autre côté . Ensuite,c’est reparti pour le cours monotone de la plaine grise. Le centre de ce pays est comme ça, austère et surprenant et si l’envie d’autre chose pointe son nez, il suffit au hasard de prendre une des route qui descend vers la côte. Celle qui part de Muro de Alcoy, par exemple, est plutôt sympathique, on passe petit à petit des champs d’amandiers aux espaliers d’oliviers, puis des vergers de cerisiers aux étendues d’orangers. L’odeur acidulée des citrons et des mandarines embaume les derniers virages, au loin on devine le littoral bétonné mais inutile d’aller si loin, c’est ici qu’il faut faire la pause.
Il y a comme ça, des endroits qui ne ressemblent à aucun autre. Le Botanico est un jardin exotique caché au bout d’une ruelle de Sagra. Sous les grands palmiers, les pins et les essences tropicales sont dispersées une multitude de créations artistiques farfelues et quelques petites maisons colorées, cachées un peu partout dans la végétation, entre la piscine, la mare et les épais bouquets de verdure. Il y a une vingtaine d’années déjà, Annie, un peu Suisse, un peu Française, un peu de partout, a acheté ce bout de jungle au milieu des orangeraies pour en faire ce lieu secret, juste ouvert à tous ceux qui arrivent à le trouver. Le Botanico, ce n’est pas un hôtel, ni une auberge même si on y loue des chambres, pas du tout un gîte rural même si on est à la campagne, c’est juste autre chose, une idée pour laquelle on a pas encore inventé de mot précis, une utopie encore debout quoi qu’il advienne. Maintenant Annie est un peu fatiguée, mais son rêve est plus vivant que jamais. Petit à petit la relève se prépare à d’autres idées ; on y construit un grand potager, on remet en service la petite ferme, on prévoit des hébergements où les hôtes de passage iront arroser, cueillir, participer à la continuation de cette expérience si différente de la vie sur la côte, à quelques kilomètres de là…
M’y voilà justement sur la côte. Un collègue vraiment très attentionné m’a laissé les clés de sa maison sur les hauteurs de Javéa. Nous voici dans cette Espagne touristique où vinrent s’installer ,dans les années soixante, des tas de gens qui avaient l’envie bizarre de fuir le communisme qu’ils croyaient à leur porte sous le soleil de Franco. Parmi eux, quelques dessinateurs belges, dont les plus illustres, passèrent par ici et leur descendance y habite toujours.
Dans ce pays, la Fête des Rois est plus importante que Noël ailleurs. Dans la ville, un défilé de chars sillonne les rues ; cinq chars exactement. Chaque char est précédé de sa fanfare, ça fait un joli tintamarre au bord de la plage. Sur le premier, une grande étoile en carton, sur le second une crèche vivante, viennent ensuite les chars des rois mages qui balancent bombecs et babioles aux enfants qui courent le long du cortège. Après la parade, les rois siègent sur l’esplanade de la ville où une scène fleurie a été dressée pour l’occasion. Les enfants, en file compacte, font la queue pour aller timidement tailler un bout de gras avec ces trois Pères Noël qui ont justement la bonne idée d’être trois. Je me souviens du Saint Nicolas de mon enfance belge ; on se tapait la même file d’attente pour juste un seul vieillard à barbe blanche…Ici, on se répartit le boulot ; trois fois plus de Pères Noël pour dispatcher les petites phrases moralisatrices et les caramels mous qui vont avec…et en plus un black, c’est impec ça pour la parité. La bonne idée, pour un vrai bon petit enfant Européen, ce serait de faire la Saint Nicolas début décembre en Belgique ou en Allemagne, puis trois semaines plus tard, remettre ça en France, qui je ne sais pourquoi a adopté le Père Noël des Américains et enfin on termine ici avec le trio des barbus en costumes de princes…J’aurais dû y penser plus tôt, je l’aurais peut-être déjà ma bécane pour aller en Sibérie !
Benidorm serait-elle la caricature de tout ce qu’est devenue la côte Espagnole en quelques décennies ? La seule richesse de ce coin sableux ce fut justement ce sable infertile. Si Javéa est restée un peu préservée des excroissances bétonnées, c’est qu’on y trouvait que du caillou pour poser ses fesses au bord des vagues. On m’a d’ailleurs raconté qu’à cette époque lointaine où il n’y avait strictement rien au bord de la mer, sinon de la pampa et quelques pécheurs, un de ces fameux dessinateurs belges avait failli acheter le sable de Benidorm ; ça ne valait pas grand chose mais que faire de cette étendue stérile? A l’époque, le belge investissait à Knockke le Zoute et l’Espagne lui semblait être une sorte de désert lointain dont le seul attrait était la poigne de fer de son sinistre Caudillo ; qui aurait pu imaginer qu’un demi siècle plus tard, on y aurait vu pousser ce Manhattan pour plagistes retraités où l’on ne croise, à l’ombre des immeubles immondes, que des blondes et des blonds bedonnants, tout contents d’eux en bermudas et bronzés toute l’année ? On m’a pourtant aussi raconté que pour celui qui prenait le temps, on pouvait retrouver, planqués aux pieds des immeubles, à l’endroit même où étaient posées leurs cabanes, les descendants des pêcheurs, grillant toujours leurs sardines à l’abri des regards indiscrets. Je crois que celui qui m’a raconté ça a croisé des fantômes et dès l’instant où je me suis fourvoyé dans Bénidorm, j’ai compris qu’il fallait surtout ne pas m’arrêter et m’enfuir le plus vite possible…
Plus loin, on arrive à Alicante… Encore des immeubles, partout ; va t’il à nouveau falloir s’enfuir ? Enchâssée dans une encoche taillée dans le rocher de la citadelle, sans doute par un dieu Grec de passage, le minuscule quartier de Santa Cruz est pourtant la preuve qu’ici, le poids discret du passé a plus d’allure qu’à Bénidorm. C’est aussi du port d’Alicante que se grava dans le sang la fuite des deniers républicains, à la fin de la guerre d’Espagne. Un peu plus tard, venus du sud, les parias de l’OAS ont débarqué là avec leurs Renault Dauphine et leurs disques de twist. L’Histoire est bien étrange ; leurs ancêtres étaient partis s’installer à Oran pour fuir la misère et les voilà qui débarquaient, deux générations plus tard, prêts à construire ce qui n’allait pas tarder à devenir une station balnéaire à la mode. Ils y ont bâti aussi la première école Française, celle de laquelle est issu le lycée qui m’invite aujourd’hui pour venir parler de bande dessinée. Le directeur de l’école primaire m’accueille chez lui, je dors dans le lit du fiston, petit prodige du piano qui joue des sonates dès le petit déjeuner et le matin je longe les plages pour aller au lycée. Madame la proviseur me raconte l’histoire étrange de ce grand lycée et de son papa, le dessinateur Bellus. On a tous vu , petits enfants des années soixante, ses petits dessins grivois dans Jour de France, quand on allait chez le dentiste…Mais tout ça c’est presque autant de l’histoire ancienne que l’arrivée des anciens nazis, des légionnaires belges, des dessinateurs et des barbouzes de l’OAS, tous ces gens qui, il y a bien longtemps, ont commencé à construire, avec la bénédiction de Franco, ce littoral Espagnol, cette aberration urbanistique qui depuis ne cesse de bourgeonner comme un cancer de béton dévorant petit à petit ce qui fut sans doute un petit coin tranquille bien qu’un peu austère, un petit bout de campagne maritime que tout le monde a oublié…
La prochaine étape vers Valencia amorce déjà le retour de cette petite escapade hivernale. La route prévue, pour varier un peu, aurait dû m’éviter le bord de mer, dont j’ai légèrement eu ma dose, et me faire grimper en altitude, juste pour me rappeler qu’on est quand même un tout petit peu en hiver. Je prépare donc mon petit barda et accroche, comme d’habitude, le matos de changement climatique sur le bagage arrière en prévision d’une mutation vestimentaire rapide. Il y a quelques années, à la sortie de sa période noire et juste avant l’entrée dans sa nouvelle période noire, l’Espagne est arrivée dans l’Europe. On lui a filé une montagne de thune pour qu’elle rattrape son retard, montagne que maintenant on lui demande plus ou moins de rembourser parce qu’elle est comme ça l’Europe, elle a voulu se la péter en rameutant tout le monde et maintenant, elle chipote. Durant cette période fastueuse, l’Espagne a donc frimé pas mal en transformant complètement son réseau routier, ses petites nationales défoncées sont devenues des voies rapides, elles mêmes dupliquées par des autoroutes à péage. Le moindre carrefour de campagne peut s’être transformé en échangeur tarabiscoté et pour les allergiques au GPS, il est vivement conseillé de s’équiper d’une carte routière toute neuve, ce que, évidemment, je ne fais jamais. Ma vénération obsessionnelle pour les cartes me les fait garder toutes, précieusement, dans un tiroir spécial et quand je fais mon sac, je le remplis sans réfléchir de chaussettes, de t shirts et de cartes. Pour l’Espagne, en prévision de changement d’infrastructure, j’en avais prévu deux. La première date de la fin des années soixante dix, la deuxième du milieu des quatre vingt dix, évidemment, équipé comme ça, je ne pouvais que me planter quand, en quittant Alicante, j’ai cherché la route vers Alcoy . Après une bonne heure de divagation dans une périphérie à la signalétique approximative, j’ai fini par trouver la nouvelle route et, là, j’ai béni Mécatwin de m’avoir filé des carbus, parce qu’il m’a bien fallu solliciter la poignée pour ne pas me retrouver piégé par la nuit. Heureusement, dans ce pays, les radars sont plus rares et même si les flics ne sont pas des tendres, on peut encore oser donner du gaz sans trop craindre de se faire confisquer le permis. Arrivé au premier col, je me suis donc arrêté vite fait pour enfiler la combi d’hiver fabriquée par BMW, un truc super moderne avec des renforts partout, des coques, des dorsales, la totale. C’est nouveau pour moi ce matos de cosmonaute et j’ignorais qu’il fallait le manipuler avec un minimum de doigté. Plus question de vite arrimer la combine sous le tendeur pour l’avoir sous la main en cas d’urgence, car avec la pression du vent, les renforts en plastique se déforment et quand on doit enfiler le costard en urgence au bord de la route, ça fait un peu comme si on y avait glissé une table de camping ce qui, il faut bien le reconnaître, peut un tout petit peu donner l’air con !
A Valencia, je retrouve Pascal, directeur de l’institut Français, que j’avais connu à Lagos, au Nigéria, il y a une dizaine d’années. Quand je suis passé par l’Espagne, il y a deux ans, au retour de ma boucle Africaine, il était déjà là et m’avait proposé de venir faire quelques animations dans sa nouvelle base espagnole. Me revoilà donc à parler de mon travail en gribouillant sur des paperboards devant des mômes pas toujours intéressés, il faut bien le reconnaître. Mais j’ai ma botte secrète, et tout comme avec les douaniers africains, une bonne caricature de la tête brûlée de la classe permet bien souvent de marquer quelques points. Valencia est enfin une vraie ville, pleine d’avenues grouillantes et de jolis monuments. Je peux m’y balader peinard entre deux animations avant d’aller faire mon marché au Mercado Central sous les arcades duquel on trouve tout ce dont on a besoin pour se sustenter, surtout si on aime la charcutaille.
L’institut Français de Valencia est sans doute le seul où je suis autorisé à garer ma bécane en plein milieu du hall d’entrée, mais comme on y trouve une expo de mes dessins, mon destrier devient en quelque sorte la pièce maîtresse de l’exposition. J’évite bien évidemment de la sortir pendant mon séjour; on enfume pas une expo à chaque fois qu’on veut faire du tourisme et puis elle a changé de statut, là voilà devenue œuvre d’art, plus question d’y toucher, les gens sont obligés de respectueusement l’admirer même si pour ce rôle inattendu ma BM Africaine jouait nettement plus le jeu avec ses multiples soudures, ses renforts au fil de fer, les pochoirs de rats et le moteur artistiquement remodelé par un gâchage subtil à la latérite rouge. Si l’envie me prend d’aller faire du tourisme, je peux toujours trouver quelqu’un pour me guider ou aller me perdre tout seul dans la ville ce qui restera toujours ce qu’il y a de mieux à faire quand on débarque en terre inconnue…
Je suis reparti par l’autoroute ; comme une envie d’aller un peu plus loin, un peu plus vite. Le soir, je me suis posé aux pieds de la montagne déchiquetée du monastère de Montserrat, je me suis pris une petite piaule à l’odeur un peu rance à côté de la route qui monte vers la montagne, je suis allé bouffer quelques tapas dans un bistrot triste avec la télé allumée, la taulière qui somnole et le gamin qui fait semblant de faire ses devoirs. L’hiver est revenu ; ce n’est pas qu’il était parti mais il y a des coins qui font tout pour qu’on l’oublie. À Montserrat, ça ne risque pas ; à quelques encablures du retour, tout est là pour me rappeler que je suis en phase d’initiation à la Sibérie.
Malgré ce qu’on pourrait croire, sur la côte Espagnole, je l’avais déjà solidement commencée mon initiation; peut-être pas vraiment pour le pilotage sur neige , mais en ce qui concerne la convivialité aux étapes, avec tout ce qu’on a picolé à Valencia, c’est sûr que j’ai marqué des points pour aller vadrouiller au pays de la vodka…
Quand je suis repassé de l’autre côté des Pyrénées, une violente tramontane balayait le Roussillon à coup de puissantes rafales glacées. Sur la Nationale , je me cale bien sur l’axe central pour parer à toute brutale déviation de trajectoire. Ce vent est un pervers, on a l’impression qu’il s’arrête pour reprendre de plus belle, qu’il change de sens sans prévenir, de préférence quand on attaque un rond point sur l’angle ou qu’on croise le trou d’air d’un semi-remorque. Au bord des étangs, il rabote la crête des vagues et pulvérise d’embruns salés, sans aucune délicatesse, le motocycliste égaré. Il le désarticule, lui tord le cou et lui vrille les nerfs. Entre Narbonne et Béziers, il s’apaise un peu mais ce n’est que pour mieux passer le relais à son collègue le Mistral tout aussi violent. Le Mistral est moins vicieux, plus constant dans son débit, mais il n’en est pas moins vigoureux et quand enfin, j’arrive au terminus de cette boucle hispanique, je me dis que pour m’initier aux pays froids, j’aurais pu tout aussi bien tourner autour de chez moi , mais un parfum d’ailleurs si près de chez soi, ça ne se refuse pas…
Supermarché Migro, Lausanne, Suisse…première étape de mon voyage lointain…Je déambule entre les rayons de nourriture en tube, ici on aime la nourriture en tube, mais moi je m’achète de la viande séchée et des fruits secs, rien que du sec, ça ne prend pas de place dans les bagages et ça évite de retrouver un tube éventré au fond du paquetage. Hier j’ai pris la route, enfin j’ai pris l’autoroute, un bon cinq cent bornes pour vérifier que ma vieille monture tourne rond, ne consomme plus trop et ne pisse plus l’huile du tout. J’aurais pu m’arrêter dans plein d’endroits…Avec le temps, les chapitres de la vie, les rencontres par ci par là, un peu partout, la où la vie nous mène, avec tout ce temps-là, on pourrait s’arrêter tous les cent kilomètres, boire un coup chez l’un ou l’une et se raconter les nouveautés du temps qui passe. Mais là, après tout ce temps en mode pause, il est temps de reprendre la route. Je traverse la France et la Suisse avec les même choses qui me trottent dans la tête que quand je retourne dans mon patelin natal ; chaque pâté de maisons, chaque nom de rue évoque une aventure passionnante, exhume un souvenir enfoui. Sur l’autoroute, maintenant, ça me jette le même trouble au visage ; à chaque nom de sortie quelque-chose me revient, une sorte de nostalgie s’installe et l’envie d’aller de l’avant guerroie avec celle de passer prendre l’apéro à Nimes, Avignon, Orange , Crest ou Grenoble…des histoires oubliées à Chambéry, Albertville ou Annecy, des pannes mémorables, des amours furtives, des amitiés éphémères ou durables, comme le développement du même nom, des trucs sur lesquels on construit l’avenir en se demandant où on va vraiment…moi, je vais plein Est, vers l’immensité Sibérienne, je vous raconterai ça plus tard…
J’ai trainé un peu le matin, il a fallu démarrer la moto en poussant, heureusement, à Lausanne, il n’y a que des pentes, j’ai pu me démerder tout seul et c’est tant mieux parce que Baptiste et Marco, chez qui je faisais étape, étaient déjà partis bosser. Dés le deuxième jour, je fais le relevé de mes handicaps ; c’est mon truc ça, le voyage à handicap, c’est presque comme si je m’en prévoyais quelques-uns pour être certain d’avoir une bonne panne de temps en temps, histoire de casser la routine du voyage au long court. Il faut bien reconnaître que je ne suis pas fanatique de la panne de premier jour. Autant avoir l’impression d’être vraiment parti avant de guetter l’imprévu. Entre Lausanne et Montreux, la route surplombe les vignobles escarpés, derrière il y a le lac et au fond les hauts sommets des Alpes, je ne sais pas si c’est la plus belle route du monde, mais presque, ça, c’est sûr. En Suisse les autoroutes sont gratuites, enfin, il faut acheter une vignette en rentrant dans le pays mais comme rien ne le signale vraiment à la douane, on peut toujours faire comme si on ne savait pas…De toute façon, on ne m’a rien dit, y’avait pas un flic, alors j’ai pu aller jusqu’au bout du Valais avec une solide moyenne . Le Valais c’est la vallée la plus méridionale de la Suisse. Tant qu’il y a l’autoroute, on est en Suisse Romande et après Sierre, on reprend la petite route et on passe en Suisse Allemande. Sierre, c’est ma dernière balise nostalgique, il y a eu là pendant vingt ans le meilleur festival BD que j’ai jamais connu. Tout était au top, il faisait beau, il y avait des fêtes partout et j’avais l’impression d’être une rock star ; mais tout ça c’est fini, tellement fini que l’autoroute passe carrément sous la ville, pour bien me faire comprendre que c’est rien que du vieux passé tout moisi, qu’il faut aller de l’avant et que l’avant aujourd’hui, c’est la Furkapass, un des trois cols qui se rejoignent au bout du Valais. Au dessus c’est la source du Rhône. J’étais déjà passé là il y a une trentaine d’année, on voyait le glacier, il y avait même une grotte taillée dedans avec des mecs habillés en ours polaires qui vendaient des glaces aux mômes. Je n’ai plus rien vu de tout ça, c’est bizarre, je ne sais pas si c’est le réchauffement climatique qui a fait disparaître le glacier ou si je regardais du mauvais côté mais je m’interroge ; il y a tellement de motards qui prennent ces routes de cols, ils ont dû tout faire fondre en vingt ans. De l’autre côté, après une longue descente, on arrive à Chur…c’est une drôle de région où l’activité semble intense et très hétéroclite. Il y a des usines modernes, des scieries et de l’agriculture. En Suisse, on préserve les champs, on ne les remplace pas par des zones industrielles toutes pourries, on alterne. On peut voir des tracteurs faire les foins entre deux pôles industriels et c’est plutôt une bonne idée. Quelque part ça me rappelle l’Afrique, les zones de maraîchages en plein Kinshasa…j’ai toujours pensé que la Suisse Allemande c’était une peu l’Afrique, mais je n’en parle à personne, c’est un secret, personne ne me croirait.
Pour la deuxième nuit, j’ai eu envie de camper à l’arrache dans la montagne. C’est toujours bien de se choisir un alpage avec une jolie vue et d’orienter sa maison de toile vers le soleil levant. Mais il a fallu prévoir une pente pour le démarrage parce la galère à l’aube du troisième jour, c’eut été vraiment beaucoup trop tôt. Le matin, la moto a démarré et la météo a viré de bord. Nuage épais, humidité matinale tout aussi épaisse, c’est raté pour le soleil à l’aube, pourtant j’avais trop bien calculé mon orientation…Je redescends au village et me trouve une jolie auberge à l’ancienne, recouverte de petites ardoises en bois, le patron est très jovial, il me propose des omelettes au champignons et de la connexion pour raconter ma vie. C’est trop bien les temps modernes, c’est trop nul aussi, on est connecté en permanence et il suffit d’un message pas terrible pour voir le ciel plus gris, les nuages plus épais et les flics plus chiants. En Suisse j’avais trouvé les autoroutes gratuites bien agréables, en Autriche beaucoup moins…quelle idée aussi de se retrouver sur l’autoroute dès la douane : la faute de débutant; c’est toujours là qu’ils guettent. J’ai tenté l’apitoiement, la désinvolture ou le temps qui passe, rester là, attendre qu’ils se lassent…j’ai juste pu constater le nombre de prises qu’ils pouvaient se faire en une heure et à quel point ils en exultaient, alors j’ai accepté ma défaite. Du coup, j’y suis resté sur l’autoroute, comme le temps virait salement ce n’était pas plus mal…et puis au prix où je me l’étais tapée cette vignette à la con, autant l’amortir. Je me suis arrêté boire un café sur une aire d’autoroute ; par la fenêtre, j’ai vu une patrouille de flics ralentir près de ma bécane puis en faire le tour. Je suis resté derrière la vitre à les regarder m’attendre, ils ont bien tenus dix minutes ; c’était ma petite vengeance à moi ; ils seraient restés là une demi heure de plus, j’aurais continué à boire des cafés en savourant cette minuscule vengeance…ils ont fini par partir et j’ai repris la route…Je suis remonté comme ça jusqu’au Tyrol puis en Bavière…Ici, plus d’alpages où chercher un emplacement joli, juste des montagnes en rochers raides et embrumés, j’aurais mieux fait de chercher une piaule, mais après le coup de la vignette, j’ai pensé qu’il fallait la jouer tout petit budget et en prenant au hasard un petit chemin qui grimpait entre deux cailloux, je me suis trouvé une vraie cabane de trappeur. Si ce n’était qu’elle et le bruit du torrent à côté, j’aurais pu me croire il y a cent cinquante ans, mais avec l’antenne juste derrière, je suis encore bien obligé de constater que les communications modernes ont vraiment pourri l’ambiance des voyages lointains…
La pluie est revenue dans la nuit puis elle est restée bien plantée au dessus de ma tête toute la matinée. Quelle sympathique sensation que de refaire le paquetage sous la flotte. La moto a réussi à démarrer, mais dormir en apnée, elle n’aime pas du tout ça…il a fallu que je fasse quelques kilomètres pour qu’elle accepte de tourner rond sous les averses soutenues. Salzbourg, un dimanche matin, sous la pluie, il n’y a rien de mieux pour soutenir le moral. Tout est fermé partout, seuls quelques groupes de touristes sous parapluies bravent la pluie soutenue pour aller se faire photographier devant la statue de Mozart au pied du grand château blanc. Il faut que je reparte d’ici, je trouve une entrée d’autoroute et m’y engouffre sans réfléchir. Le seul endroit ouvert le dimanche, ici, ce sont les stations d’autoroute, je ne suis d’ailleurs pas le seul motard à y chercher refuge, on peut toujours comparer nos machines et nos équipements, ça tue un peu le temps…je me sèche lentement en attendant une vague éclaircie…Ici le motard roule essentiellement en BMW GS et toujours discipliné. Si c’est différent, un peu décalé, c’est un italien ou un français. Dans un des innombrables cols de ces contrées alpines, alors que je doublais allègrement tous ces collègues respectueux de la moindre limite de vitesse ou du plus ridicule marquage au sol, j’avais repéré un petit mec qui remontait les files en remerciant du pied, installé sur une 600 CX d’un autre siècle… A l’occasion d’une recherche d’itinéraire, je me suis mis à sa hauteur…ça n’a pas loupé, dis-donc : c’était bien un Français… Il faut dire qu’il n’y a que les Français pour remercier du pied des bagnoles doublées en ligne blanche ; même moi je ne le fais pas ! J’ai toujours trouvé que remercier une bagnole en levant la patte comme pour pisser dessus, ça faisait vraiment trop bizarre…moi, c’est avec la main ou rien. J’aurais bien trop peur de perdre une tongue, même si, pour la première fois de ma vie, je n’ai pas quitté les bottes depuis le départ. En arrivant à Liezen, petite bourgade de bord de route, je me suis pris une vraie piaule pour sécher tout mon attirail, ma toile de tente prend beaucoup de place et mes cartes routières aussi…au milieu de tout ça, je vais bien arriver à me trouver un coin où dormir…
Je ne sais pas vraiment si je préfère camper n’importe où, en dormant sur un mini matelas gonflable, après avoir mangé trois tomates avec de la viande séchée ou plutôt la piaule d’un petit hôtel avec une pizza grasse et dégueu le soir, du Lipton Yellow le matin et de la variétoche américaine dégoulinante en fond sonore…peut-être que finalement, comme pour tant de choses, l’alternance c’est beaucoup mieux …
Après avoir quitté Liezen, il me restait une petite centaine de bornes pour arriver chez Hubert Staudacher. Hubert, c’est le fabriquant de mes chaînes à neige spécial-moto. C’est un petit pépé de quatre vingt deux balais, sec comme un bout de bois. Avec son bob un peu trop grand et ses bretelles tyroliennes ça lui donne un air de nain de jardin, sans la barbe. Il fabrique ses chaînes depuis quarante ans. J’ai visité son atelier, il m’a expliqué d’où il faisait venir les différents éléments, puis m’a fait une démonstration de la solidité de sa production à coup de scie à métaux et de pince coupe boulon. Marie, sa joviale épouse, m’avait préparé des gâteaux et du café pour mon arrivée, quant à leur fiston, il vit toujours chez ses parents à cinquante balais et comme il connaît tous les secrets de fabrication, un jour il reprendra l’atelier de Papa.
C’est aussi lui qui fait l’interprète parce que sinon, si on ne parle pas allemand, on est bien embêté chez les Staudacher ! Après qu’il m’ait ajusté mes chaînes, on a repris du goûter et puis je leur ai tiré le portrait après avoir montré les photos de mes voyages africains. Marie m’a offert des gâteaux pour mon voyage et des chaussettes autrichiennes pour que je ne prenne pas froid en Sibérie… Puis j’ai repris la route vers l’Est ; encore des routes sinueuses, des petits cols et des montagnes partout. C’est vraiment un pays pour s’arsouiller à moto, sauf qu’ici ,avec leurs gilets fluos et leur sens de règlement, ça respecte le trente à l’heure en ville, quatre vingt sur route et cent dix sur l’autoroute. Mais ce qu’il y a de bon dans tout ça, et je ne m’en suis rendu compte qu’à la sortie du pays, c’est qu’il n’y a nulle part le moindre ralentisseur. Le ralentisseur, c’est un truc du Sud, de chez les excités ; plus on descend, plus ils sont redoutables…je me souviens d’ailleurs de ceux d’Algérie qui sont presque des murets en travers de la route, si tu ne passes pas dessus à deux à l’heure, tu finis direct aux urgences et comme là-bas, le Samu ça n’existe pas, du coup, tu fais super gaffe…
J’ai campé n’importe où, derrière une gravière mais quand même près d’une forêt avec quelques chevreuils pour décorer. J’ai dormi n’importe comment, par intermittence. Plus encore que les autres fois, je me demande ce que je suis venu chercher ici et ce que je compte trouver plus loin encore…Le matin, j’ai passé l’ancienne douane du bloc Est-Ouest…elle est un peu abandonnée, comme tous les commerces tout autour qui ne vivaient que de la frontière, je connais ça très bien, on a vécu la même chose dans mon village natal, entre Mons et Maubeuge…Il fait gris, quelques gouttes, l’air est doux…Comme je suis en avance et qu’on ne m’attend pas à Budapest avant le soir, j’ai fait un détour par le lac Balaton. Ce n’est pas le Léman avec les Alpes qui se jettent dedans, ni le Baïkal dont, paraît-il, les transparences profondes en hiver n’ont aucune rivale sur terre. Ici l’eau est un peu brune, la rive couverte de roseaux et tout autour ce ne sont que des petites collines, mais dans ce pays tout plat et sans bord de mer, tout ça, c’est le must. On trouve le long du lac, quand il n’y a pas de roseau, tout ce qui fait le charme désuet des stations balnéaires…les marchands de bouées de pelles et de seaux, l’odeur des barbes à papa, les tongues et les shorts fluos bien attachés, juste sous le bide…Je déambule le long du rivage, je cherche l’odeur d’iode qui ne viendra pas et puis je reprends la route de la capitale…
Quand j’ai ramené ma moto d’Afrique, il y a trois ans déjà, je croyais que je ne repartirais pas tout de suite, je ne savais pas vraiment…j’ai rangé le matos sur des étagères dans le garage et j’ai laissé la vie me guider. J’ai vu naître des enfants, j’ai découvert ces petites choses dont on m’avait parlé et auxquelles je ne croyais pas, j’ai compris des regards posés sur le mien, j’ai senti que ces yeux là comptaient sur moi et quelque-chose en moi a muté.
Quand j’ai ramené la moto d’Afrique, mes parents sont morts, comme s’ils avaient attendu que je sois rentré, pour ne pas m’obliger à revenir d’un pays lointain deux fois de suite. Ils ont eu la bonne idée de faire ça presque en même temps, ils étaient comme ça mes parents, discrets à l’ancienne, ils ont voulu mourir sans trop déranger. Je me suis donc retrouvé en passation de génération; une nouvelle arrivée, une ancienne disparue ; j’étais, l’air de rien, passé dans la troisième catégorie. J’aurais presque pu croire qu’il était temps de poser mon sac, mais je suis quand même reparti.
Quand j’ai planté la tente, le premier soir, sur le coteau Alpin, j’ai dû me rendre à l’évidence : mon matos était vraiment resté longtemps à l’abandon. En trois ans sur l’étagère, quelques rongeurs de mes amis avaient eu, eux aussi, la certitude que je ne partirais plus jamais. Ils avaient donc décidé que creuser un petit nid dans les plis de la toile repliée, c’était plutôt un bon plan; mais pas pour moi… le petit nid se transforme en grand trou quand la tente est dépliée et après avoir compris que le froid et l’humidité adoraient se glisser par les trous dans les toiles, je me suis dit qu’à Budapest, je trouverait sûrement un couturier pour me sauver la vie…
Budapest est une grande ville au passé prestigieux, on y trouve des monuments de l’époque Ottomane et d’autres du temps de l’Empire , des hammams et des opéras, depuis la fin de l’époque socialiste le pays oscille entre ses extrêmes, la période communiste ou la période nazie…On a fait construire, en face du monument soviétique de 1946 qu’on a jamais viré pour ne froisser personne, un autre tas de cailloux prétentieux avec un aigle posé dessus, à la mémoire des victimes de l’occupation nazie ; ça énerve quelques personnes qui voudraient qu’on se souvienne que la Hongrie n’était pas occupée par les nazis mais que juste, elle était nazie. Depuis, les descendants des victimes des camps ont bricolé en face le « monument vivant du souvenir », photos, objets, fleurs, lettres, accrochés tout autour sur les grilles du parc. Des militants intellectuels et fatigués occupent le site en permanence pour que l’inauguration n’ait jamais lieu. Poètes, chanteurs engagés et vieux rêveurs se passent le relais pour animer le lieu. Ils ont le regard clair et désabusé de ceux qui continuent à croire à ces choses auxquels ils ne croient plus vraiment, ils chantent avec la voix grave d’un Lou Reed Magyar (cliquer dessus) qui aurait oublié sa guitare électrique et sans doute que quand l’hiver sera arrivé, ils rentreront chez eux… Un politicien véreux pourra alors sortir de sa cachette pour venir inaugurer en grande pompe le tas de cailloux triste…
Au lendemain de la dédicace arrosée de mon unique livre en Hongrois, Gabor m’a amené aux bains. Dans ce pays de sources chaudes qui fut Ottoman si longtemps, la tradition des bains est restée bien ancrée dans le quotidien et beaucoup de Budapestiens passent des heures, en toute saison, à papoter ou a jouer aux cartes ou aux échecs, le cul trempé dans l’eau chaude. Après, on peut passer de l’eau chaude à l’eau froide, du hammam au sauna ou du massage Thaï au massage musclé, on en ressort tout revigoré et prêt à aller conquérir l’Ukraine voisine où il va bien falloir que je me glisse prochainement pour continuer mon voyage…
Après une fête chez Gabor, j’ai salué ma fiancée constructiviste dans la parc d’à côté, puis j’ai commencé à rassembler mes affaires…il est temps de reprendre la route, le temps se couvre, ces quelques jours de repos estival sont terminés. Je vais remonter un peu vers le nord, en direction de la Pologne, ça me permettra de faire un peu moins de bornes en Ukraine…
La route est un mythe, un concept, une obsession, une thérapie… Quand je la reprends, à chaque fois, tous les nœuds de l’intérieur se desserrent instantanément et c’est que j’en avais des nœuds à force de chercher des renseignements sans cesse contradictoires sur la traversée de l’Ukraine. Histoire de me chauffer un peu sans me jeter directement vers la frontière du pays maudit, je suis remonté vers la Slovaquie. La route s’étirait entre les plaines agricoles et les collines lointaines. Quelques ondées bien tassées, je n’aurai eu droit à la trêve météorologique que pour mon séjour à Budapest. Une centrale nucléaire, quelques putes tristes, il n’y a pas grand chose le long du chemin. Après Milscols, ça devient un peu plus montagneux, on pénètre dans les contreforts des Carpates et on entre en Slovaquie. Kosice, Presov, personne ne connaît ces villes-là, tout le monde s’en fout, elles sont un peu moches et tristes. Des usines en ruines héritées du communisme se mêlent aux centres commerciaux hérités du libéralisme, tout ça est relié par des routes défoncées par le temps ou les travaux. Sorti de ce paysage féérique, la route défoncée serpente dans les montagnes douces jusqu’à la frontière Polonaise, j’échange quelques euros contre des Zlotys et puis on discute entre motards arrêtés au bureau de change. C’est étrange le langage motard; on arrive très vite à se comprendre alors que personne ne parle la même langue. Les sujets de discussions sont sommaires, certes, d’où tu viens, où tu vas, elle est cool ta bécane ; il faut admettre qu’on ne fait pas de philosophie, mais il y a un truc,toujours; un fluide, un courant positif, le juste opposé de ce qu’on ressent, par exemple, avec des douaniers. Les deux Biélorusses étaient tout contents de prendre tout le monde en photo et les trois polonais riaient à gorge déployée. J’aurais dû leur demander où on pouvait dormir dans le coin, parce qu’avec tout ça, le soir tombait vite et pas un seul petit hôtel sur cette route de frontière. Je me suis échoué dans une espèce de terrain vague humide ; après tout, il n’y a plus de trou dans ma tente, je devrais survivre un soir de plus à la pluie nocturne avant d’aller chercher la frontière Ukrainienne dès le lendemain…
Encore une bonne centaine de bornes en Pologne, je n’en aurai pas vu grand chose ; juste sa partie méridionale montagneuse avec ses jolies maisons en bois. Dans ces coins-ci, les gens ont une fâcheuse tendance à décorer l’entrée des villages avec des pièces d’artillerie de la dernière guerre ; tel patelin a son tank, un autre quelques canons, mais la perle rare, c’est quand même le supersonique dans le jardin ; là ils peuvent venir, tous les autres avec leurs nains à la con ! Les routes sont belles en Pologne du sud, les autoroutes sont gratuites et limitées à cent quarante. Personnellement, je m’en fous, mais je dis ça pour rendre service. La vignette, cette belle invention suisse, sévit donc aussi en Autriche, en Hongrie et en Slovaquie, mais après c’est fini…J’ai donc passé la frontière ; c’était un peu long mais c’est qu’il y avait du monde… sinon les formalités en tant que telles, juste quelques minutes. En plus en remontant la file, j’ai dû gagner entre deux et quarante heures ; mais je ne m’arrête jamais devant tout le monde, il faut toujours laisser un tampon de courtoisie. Je m’attendais à une fouille, au moins de la moto, mais non, juste « bon voyage ». Y’a pas à dire, les bureaux de douanes, ce n’est plus ce que c’était, mais ça c’est depuis qu’ils ont inventé la douanière. Même en uniforme, une fille à qui ont a refilé de l’autorité n’aura jamais la même jouissance à en abuser qu’un homme ; encore une histoire de testostérone sans doute.Ensuite une belle route toute neuve et peu fréquentée remonte vers Kiev. En faisant un petit détour par Lviv, j’ ai pu constater que dans les agglomérations, par contre, on ne doit pas remettre du goudron très souvent. Les pavés sont tellement déformés qu’on a l’impression que les rails de tram ont été posés dessus et que les bouches d’égout sont des petits volcans proéminents…à tous les coups, la route toute neuve, ça doit être un plan de la commission Européenne. S’ils ont pas fait pareil à l’Est, après on s’étonne qu’il y ait la guerre. On m’ avait prédit d’innombrables contrôles, des rackets permanents, des hordes de réfugiés venus de l’Est en guerre, on m’avait vivement conseillé de ne pas camper, mais comment résister à ces jolies collines que les moissons récentes ont recouvertes de paille moelleuse ? Comment ne pas en profiter, tant que l’été traine un peu, alors que je suis toujours sensé aller chercher la neige ? Après avoir cassé la croûte dans un resto routier dont l’odeur de grillade alléchait tout le bord de route, j’ai tenté quelques chemins de traverse. Le troisième m’a amené sur ma colline , on entend un peu trop la route dans la vallée, mais quand la circulation se sera calmée, j’aurai les grillons pour moi tout seul…
Pendant mon séjour à Budapest, j’ai appris à dire OUI et NON et puis aussi merci… igen, nem (comme la bouffe chinoise) et puis kesenem mais sans insister sur les E, genre K ‘SNM…maintenant, ça ne me sert plus à rien puisque le Hongrois n’est parlé qu’en Hongrie…Les petites filles de Gabor m’ont aussi appris « ninj-bounyo », ça veut dire « pas de baston »…il le dit tout le temps parce qu’elles se chamaillent en permanence ces deux chipies. Mais je ne sais pas vraiment si ça veut dire « no fight » ou plutôt « make love, not war », la nuance m’a échappé…Maintenant, je suis à KNIB…ça ne dit pas grand chose sauf quand on sait que le N c’est un I et le B un V…du coup ça donne Kiyv, mieux connu chez les Fransouskis sous le nom de Kiev. L’autoroute, c’est très pratique pour réviser ses alphabets puisque les panneaux utilisent les deux…Je peux ainsi vérifier que le C c’est le S, que le Y c’est le U et le P le R… il ya aussi le petit candélabre pour le J et le petit barbecue pour le D…putain, c’est pas gagné, les amis!
Un peu de musique sur la place Maïdan, un peu d’Air Guitare aussi, le ridicule ça tue moins que les balles et puis si j’aimais ça, moi, le Air Guitare!?
Le long de la route principale, il y a des petits villages qui vivent à leur rythme…on y cultive des petites parcelles à la main ou avec des chevaux, comme il y a mille ans… les villages sont reliés par des chemins d’un autre temps, en terre ou en gros pavés défoncés. C’est étrange cette campagne immuable, tout le long du monde de la grand route, avec ses quat’quatres rutilants, ses hôtels kitchs et ses boutiques de nains de jardins…Gabor m’avait conseillé de changer des sous pour avoir des petites coupures en dollars des fois qu’il y ait du bakchich dans l’air. J’y ai quand même eu droit, mais plutôt dans les règles : un excès de vitesse de vingt kilomètres heure, il y avait bien le panneau, d’accord, j’accepte la défaite. J’ai sorti de ma poches quelques biftons d’ici tout chiffonnés mélangés à deux billets de dix dollars et ma carte visa pour qu’ils comprennent bien que je n’avais rien d’autre. Ils ont tout de suite tranché ; les deux billets verts, ce sera très bien, même si leurs espérances étaient plus dodues, ils ont plutôt été contents ; on s’est virilement serré la main, style broyage intégral, mais j’ai fait le genre même pas mal et je suis parti geindre ma douleur sur la poignée de gaz en cachant bien mon jeu. Mais pour la suite, j’ai bien été attentif à me planquer dans l’angle mort des camions , vieille tactique africaine et plus personne ne m’a coincé jusqu’à mon arrivée à Kiev…
Kiev est une belle ville pleine de monuments, de grands boulevards et de grands parcs. On m’avait dit de l’extérieur que c’était mafia et compagnie comme style, dans ce pays. Bon, c’est vrai qu’il y a beaucoup de gros quat’quatre garés devant les hôtels chics avec dedans des chauffeurs musclés en costard et lunettes noires, comme les vitres fumées de leur bagnole. Ils attendent on ne sait quoi, mais à les voir, comme ça, on n’a pas envie de leur demander. Je vais boire mon café au bistrot Mafia, mais ça ne veut rien dire, personne ne m’a demandé mon pognon avec un couteau sur la gorge, en même temps j’ai l’air d’un clodo par rapport aux costards des costauds, mais personne ne m’a foutu dehors non plus. On peut manger un peu partout dans la rue ; il y a d’innombrables échoppes pour les gens pressés ; les plus typiques, c’est les petites fourgonnettes qui font des expressos le matin et qui replient vers dix heures. Ici, les motards roulent souvent sans casque mais avec le phare allumé, les filles sont souvent montées sur échasses avec des robes qui les moulent tellement qu’on dirait qu’elles ont peur que ça craque dans les escaliers qui passent un peu partout sous les grandes avenues.
La place Maïdan ressemble à une Agora, il y des escaliers tout autour, un chouette endroit pour manifester, sauf quand l’armée intervient, comme cet hiver…Tout autour, il y a des grandes photos des jours d’émeute, des portraits de ceux qui sont morts, des fleurs, quelques objets, les gens viennent se recueillir jusqu’au soir, après il y a des musiciens, des acrobates ou des joueurs de air-guitare bourrés. Il y a beaucoup d’affiches avec des photos de soldats et des textes qui disent que personne ne touchera à l’Ukraine, qu’elle est sacrée et que même pas peur…C’est vraiment un mot pour ça, l’inverse de la peur c’est le courage, ou peut-être l’inconscience, mais ce mot là, il veut dire « pas peur », bezstrachnicht…
c’est noté. Donc, en résumé, cet hiver l’armée tirait sur la foule et cet été elle va libérer le pays ; c’est vraiment compliqué tout ça, ou peut-être juste trop simple…
Je ne vous dis pas ce que c’est, je suis trop fatigué aujourd’hui…mais on en trouve des choses bizarres du côté de Tchernobyl…y’ a qu’à cliquer ici pour voir et attendre pour comprendre…
Tchernobyl, vous vous souvenez ? La catastrophe qui a failli nous précipiter dans la fin des temps…et qui peut-être l’a fait, mais on ne le sait pas vraiment, ce sera une surprise. Maintenant, Tchernobyl se visite, il y a une filière plus ou moins officielle dans laquelle j’ai pu m’immiscer pour avoir une place dans le bus ; c’est le tourisme catastrophe, un genre nouveau qui sans doute se développera dans le futur, sans doute trouve t’on déjà des agences pour visiter Fukushima, comme Point Zéro, Hiroshima ou Auschwitz ; l’homme est fasciné par sa triste aptitude de destruction. Après une centaine de bornes depuis Kiev, notre petit bus arrive à un check point de campagne. Il y est juste indiqué, comme dans les films, qu’on rentre dans la zone radioactive, c’est très rassurant, il faut se préparer à rencontrer plein de mutants partout ; mais bon, je les ai pas trouvés… Nous visitons le monument à la gloire des pompiers, puis celui à la gloire des pilotes d’hélicoptères, ou peut-être des mineurs, je ne sais plus très bien, tout était expliqué en Ukrainien, il y en a eu tellement des gens sacrifiés ici, à la gloire du progrès. Après c’est une ancienne crèche , on y voit toujours les dortoirs des enfants avec des jouets mangés par le temps, ç fait un peu peur, plus que de longer le réacteur fou, où d’ailleurs, on nous invite juste après …
Tout ça paraît anodin, on se balade en touristes, on fait des photos. Le réacteur qui a tout déclenché, il est là, juste devant nous, avec son air de vieille usine déglinguée, à côté il y a le « sarcophage » construit par Bouygues, Vinci et EDF, une espèce de dôme en métal qu’on fera glisser sur le réacteur maudit avec tout un système de rails parce qu’il est impossible de l’édifier directement dessus à cause du taux de radioactivité… et nous on est là à prendre nos photos . Mes partenaires d’excursion sont tous des acharnés du compteur Geiger. Ils ont chacun le leur et ils n’arrêtent pas de comparer leurs mesures avec celles de notre guide ; ça fait un peu concours de bites. A côté, nous avons ensuite les réacteurs cinq et six qui n’ont jamais été terminés et tombent en ruine. A l’époque, le chef du parti communiste Ukrainien, il avait envisagé d’en faire douze des réacteurs, pour que son unité de centrales nucléaires soit la plus puissante d’Union Soviétique, lui aussi il aimait les concours de bites. Après l’explosion, ils ont essayé de continuer à faire tourner les réacteurs en service, mais ils ont arrêté d’en construire. A cinq minutes des centrales, il y a Pripiat, la ville fantôme dont on a tant de fois vu les photos du parc d’attractions mangé par la végétation. Et c’est vrai qu’ils s’en donnent à cœur joie les arbres. En vingt huit ans, ils ont tellement repoussé partout que la ville a presque totalement disparu. C’est terriblement insolite, cette cité qui se crut si moderne il y a trente ans et qui aura totalement disparu en un demi siècle ! Après on repart ; c’est un peu minuté quand même le tourisme radioactif…On se retape les deux postes de contrôle ; je ne sais pas trop si les portiques dans lesquels on passe à chaque fois servent à nous décontaminer ou juste à vérifier qu’on a pas piqué une babiole radioactive en souvenir ou cueilli des champignons, mais bon, on verra bien, ce fut une jolie balade insolite et si j’ai cancer bientôt, je sais que je l’aurai ramené mon souvenir inoubliable de Tchernobyl ! Sur la route du retour, on passe jeter un coup d’œil rapide à l’étrange construction géante abandonnée ; un grillage de cent trente mètres de haut sur un kilomètre de long construit pour la détection des missiles que les américains voulaient mettre en orbite autour de la terre. Les américains ont un jour arrêté le programme « guerre des étoiles », les Russes ont arrêté l’Union Soviétique et la forêt nous montre qu’elle arrivera bien vite à faire disparaître toutes ces conneries quand on se sera enfin calmés …
Le lendemain, je me suis levé à l’aube pour prendre la route de Moscou, la ville était déserte, c’est bien de quitter une grande ville un dimanche matin. Mais j’ai attendu que la boulangerie ouvre, puis ma nouvelle bande m’a rejoint pour un petit café d’adieu et quand j’ai finalement vraiment repris la route, tout le monde s’était réveillé dans Kiev ensoleillée et puis ils avaient coupé la ville en deux, c’était le jour du grand Marathon ; j’ai eu un mal de dingue à sortir de Kiev, c’est terrible quand les épreuves sportives paralysent les grands axes d’une ville. J’ai fini par m’extirper ; on finit toujours par s’extirper…
Sur la route tranquille qui trace vers le nord, j’ai fait un bout de route avec deux « sisters of spirit », des bikeuses ukrainiennes montées sur customs japonais. Elles remontaient vers la Biélorussie on s’est quittés au carrefour. J’ai toujours trouvé bizarre ces motards qui prennent une route pour aller boire un coup à une frontière, ne la franchissent surtout pas puis reprennent le même chemin en sens inverse et rentrent chez eux. Tout ça me ramène quelques années en arrière, dans le couloir de Caprivi, cette bande de terre Namibienne qui rejoint une frontière commune avec la Zambie et le Zimbabwe. J’avais un peu roulé en compagnie d’un Sud Africain en 650 GS…il se tapait cette interminable ligne droite juste pour dire qu’il était allé jusqu’à la frontière, mais pour rien au monde il ne l’aurait franchie, c’est bien trop dangereux de l’autre côté. Alors plutôt que d’affronter l’inconnu, il a mis sa moto dans l’autre sens, un peu avant la douane, pour s’enfiler une deuxième fois l’interminable ligne droite. Rien ne me distingue vraiment de ce petit motard triste qui me revient souvent en mémoire, sauf peut-être que je vais voir ce qu’il y a derrière la douane ; mais n’est ce pas tout aussi futile, finalement ?
Quand je suis arrivé à la douane en fin de journée, plutôt que de faire étape juste avant, je me suis dit que j’allais tenter de passer. Mais la douane de Russie, ce n’est pas n’importe quoi, surtout avec l’Ukraine…Il n’ y a aucune ambiance de guerre, à part quelques murs de sacs de sable un peu dérisoires…Elle est grande et propre la douane, des parallépipèdes regroupés en petits secteurs autonomes recouverts d’un portique classique et séparés les uns des autres par deux ou trois cent mètres de large bitume. Il n’y a pas beaucoup de monde qui passe par ici, mais ce qui pourrait caractériser les fonctionnaires Russe, ce serait une sorte de zèle mou à faire remplir tout un tas de formulaires, puis à tout vérifier et enregistrer minutieusement. J’ai fini par sortir de la douane, un peu bourré parce que des Ukrainiens un peu gitans m’avaient fait partager de leur bouteille de Vodka. La nuit commençait à tomber…J’ai pris le premier chemin de traverse et je me suis échoué au bord d’un champ… Avec les lumières de la douane tout près, je me suis mis à craindre d’être réveillé par une patrouille de la police des frontières avant le petit dej…mais grâce à la vodka, je me suis endormi…
A Moscou, les avenues sont super larges, genre huit voies de circulation, plus les voies de trams, il y a des feux, ce n’est pas des autoroutes. A moto, on est un peu les rois, surtout quand l’été joue les prolongations; en décembre, ça doit être moins bien sur deux roues. J’habite chez Donatien qui bosse dans son canapé la journée et les mondanités le soir. Donatien c’est une sorte d’agent artistique qui voudraient que la BD existe un peu dans ce pays. Il va avoir du boulot …En attendant, installé peinard dans son joli appartement au centre de la ville, je peux récupérer un peu, je suis presqu’à la moitié du trajet qui doit me mener à Irkoutsk. La route est encore longue mais peut-être que dans quelques jours, depuis son canapé rouge, Donatien aura fait de moi l’artiste le plus convoité de la fédération de Russie…
A Moscou, il y a cinq périphériques avec chacun un sens de circulation, quand on veut passer d’un sens à l’autre, il faut changer de périphérique ; il y a beaucoup de place ici, on peut construire tous les périphériques possible, ils n’ont pas tous huit voies de circulation mais la plupart, si. A moto, on peut se glisser facilement dans le chaos automobile et c’est tant mieux parce qu’en bagnole, je ne sais pas trop comment le Moscovite ne pète pas quelques plombs au volant…Je suis allé rendre visite à Vladimir Tchaikowski, le chef du secteur moto de BMW Russia. J’avais mis un bloudjinz tout propre pour ne pas avoir l’air trop déglingos mais je n’avais pas du tout prévu le nettoyage de la route. Il y régulièrement une armada de camions oranges en travers de la chaussée qui brosse et asperge vigoureusement; quand on les dépasse, on a des pneus tout neufs mais le fûte en serpillère, ça fait moyen pour avoir l’air chic mais comme ça m’a rendu très raccord avec ma vieille monture, personne ne m’en a tenu rigueur.
Vitali roule en Harley. Sans être complètement biker, puisque l’hiver il roule en Oural. Il aime cette position de conduite qui m’a toujours semblé ridicule. Bras en l’air et pieds en avant, il arrive malgré tout à se glisser dans les gigantesques embouteillages. A Moscou, les embouteillages concernent peu les motos ; les avenues sont tellement larges qu’on se glisse à peu près partout sans problème et la moindre mobylette larguera toujours à chaque feu rouge, les Porsche, les Hummer, les Maserati, tous les tanks de banquiers et d’oligarques …mais à Moscou il n’y a pas de Mobylette. Il y a beaucoup de Harley, de Gold Wing déguisées en fête foraine ou de japonaises sportives qui remontent les bouchons à fond la poignée bien dressés sur la roue arrière. Tous les soirs, les motards se regroupent sur l’esplanade qui domine toute la ville devant l’Université. Ils se rassemblent beaucoup, comme les oiseaux sur les fils à l’arrivée de l’automne; les motards savent que la neige arrive bientôt et qu’ils vont devoir rentrer pour quelques mois dans de tristes coquilles à quatre roues coincées dans les bouchons. Les grands boulevards où ils pouvaient faire hurler leur soif de liberté vont devenir une prison pour six mois. Ils trainent aussi dans un petit quartier de bistrots en bois qui leur est réservé, quelque part entre une autoroute et une voie ferrée. On y accède en passant derrière une station service, c’est comme un passage secret pour arriver au pays des derniers cowboys de Russie …
Les Ouralistes, c’est comme une secte, des gens qui aiment rouler par tous les temps sur des gros sidecars intemporels, comme seuls les Russes savent encore en fabriquer. Vitali est de ceux-là ; ses machines il les bichonne, les bricole et les fait tourner en organisant des circuits entre Moscou et Saint Petersbourg.
Il s’est même tapé la route de la retraite de Russie avec Sylvain Tesson, tous en Oural de Moscou à Paris dans la neige…
Même Paris Match en a parlé !Après m’avoir invité à passer le weekend chez lui, dans la datcha en bois, à quarante kilomètres de Moscou, il a décidé de m’initier à la conduite à l’ancienne, sur trois roues. C’est finalement plutôt rigolo ces gros engins dans les petits chemins, ça secoue en hors piste, mais ça s’extirpe toujours, ça fait un peu conduite de tank et si je ne suis pas certain d’aimer ça dans les grands embouteillages, sans doute que sur les étendues enneigées c’est complètement autre chose…je verrai ça bientôt si je recroise un Ouraliste dans trois semaines. En Russie, l’hiver, la tradition veut qu’on pratique assidument la bania…C’est un sauna dans une petite maison de rondins, au fond du jardin. Tous à poils, avec, sur la tête, des vieux bonnets soviétiques qui grattent, on s’assied à côté du gros poêle et des pierres chaudes. Il fait presque quatre vingt dix degrés là dedans, on tient dix minutes puis on se balance de l’eau froide, ou de la neige quand il y en a dehors, ensuite on boit du thé et on discute un peu avant d’y refaire un tour. Il y a trois cycles, comme pour le thé des Touaregs. A la fin du troisième tour, on se fouette les uns les autres à coup de fagots de branches de chêne trempés dans l’eau parfumée, puis une dernière douche froide et on passe du thé à la gnôle. On parle de la Russie, de Poutine et Napoléon, on parle de Dieu et de la fin des temps…arrivés à la fin des temps, on décide de faire une pause, dehors il commence à pleuvoir, l’automne arrive sur mon voyage, il est temps de dormir…
A Moscou, les feux rouges t’indiquent combien de temps tu vas devoir attendre ; c’est très pratique parce que parfois ça dure longtemps. Comme ça, tu sais si tu te prépares à foutre les gaz, si tu te reposes un peu ou si carrément tu vas boire un café. Je fais des progrès avec l’alphabet, il y a une semaine quand je voyais écrit PECTOPAH, comme je me souvenais que le P c’est le R, je croyais que c’était « rectorat » et je me disais qu’il y en avait vraiment beaucoup des universités dans ce pays, mais je ne trouvais pas très sérieux qu’il y ait si souvent écrit « Heineken » sur ces honorables institutions…Maintenant je sais que ça veut dire « Restaurant », j’ai fait des progrès fulgurants, me voilà prêt pour la suite du voyage. Je suis revenu deux jours à Moscou parce que j’ai encore une intervention à faire pour parler de mon boulot d’artiste. Mais après, je vais repartir, il faut que je reparte, l’hiver arrive. Même si il fait toujours beau, les vélos ont déjà mis leur pull…
Et bien il va être temps de reprendre la route…une dernière conférence, un dernier petit tour de ville et ça ira pour cette étape…ça vous dit un petit tour de Kremlin à moto? y’ a qu’à cliquer ici ! Et puis encore un petit tour de grand boulevard, c ‘est ici !! voilà, on arrête le tourisme et on se prépare à repartir!!
Hier c’est Micha, mon super officiel traducteur en Russie, que j’ai emmené sur la moto pour faire les petits films des rues de Moscou…Je ne suis pas certain qu’il s’en soit complètement remis de ce baptême, mais comme je reprends la route, il va avoir tout le temps de se remettre de ses émotions…Et puis grâce à lui, on peut visiter le tour du Kremlin en restant dans son canapé. Micha, au péril de sa vie, il a fait le tour du Kremlin, sans gants et avec un petit bonnet de laine, il n’y a pas de doute, c’est vraiment un héros de la blogosphère!
Moscou est donc entourée de cinq périphériques ce qui permet le rattrapage si on se plante…et c’est fou ce que je me plante : quand je veux aller voir Vladimir chez BMW, je veux prendre la M3 et je me retrouve sur la M4, quand je vais à la datcha de Vasili, je dois prendre la M5 et je m’égare sur la M7 mais comme c’est celle-là que je dois prendre en partant, au moins je sais où elle est…et bien non, je me retrouve entre la M2 et la M3…heureusement si on continue, il y a le MKaD…le roi des périph, le grand tour qui relie le tout…et je l’ai trouvée la M7 mais après combien de bornes en plus ; personne ne pourra jamais me le dire. Je devais être un peu distrait ; c’est toujours troublant de repartir après quelques jours, on commence à avoir des amis aux quatre coins de la ville, on prend ses petites habitudes, on fait comme si la vie allait faire une pause, on oublie qu’on a signé la charte du nomadisme qui stipule bien qu’à chaque fois que tu t’arrêtes trop longtemps, ton histoire peut basculer et en repartant on se retrouve tout triste, balloté entre M3 et M7, la tête ailleurs et le nez au vent qui depuis la veille commence à ramener du nord des sensations hivernales. La ville n’en finit pas de s’étaler en interminables banlieues indéfinies. La route en travaux de transformation autoroutière est saturée de camions fumants. Heureusement que ma monture a gardé quelques réflexes africains ; sur les terre-pleins latéraux défoncés, il y a la place pour remonter les embouteillages. Mais je ne suis pas le seul à y penser, tous les quat’quatres s’engouffrent dans le hors piste, puis les bagnoles et les bus et même quelques camions. Je finis, dégoûté, par retourner slalomer sur le goudron, finalement c’est là que ça passe le mieux. La première ville s’appelle Vladimir, comme le Patron du pays…c’est une cité tout en immeubles qui ne donnent pas très envie de s’arrêter. Mais après, la route s’apaise, elle n’est plus bordée que de ces jolies petites maisons traditionnelles en dentelles de bois…le soleil commence à descendre, je m’arrête dans un pur motel pourri de bord de route. Piaule sans fenêtre, murs qui tremblent au passage des camions, je suis revenu au pays de la route…
Il fait frais maintenant ; les arbres sont encore verts et le soleil trompeur. La moto a du mal à démarrer le matin, mais j’ai eu la bonne intuition de remonter une boite avec un kick pour démarrer à l’ancienne. Le temps du camping semble révolu, on est passé à celui des petits motels pourraves au bord de la route. Je crois que la tente pourra désormais me servir à protéger la moto de l’humidité glaciale du petit matin…Je testerai ça lors d’une prochaine étape…mais pas la suivante. J’avais entendu dire que Kazan, capitale du Tatarstan, ça valait le détour ; il faut dire que rien que le nom et la fonction, ça a de la gueule. Après six cent bornes de M7, tantôt toute neuve, tantôt en travaux, parfois en deux voies sinueuses, plus souvent en quatre, tirant tout droit au milieu des forêts et des landes, mais toujours saturée de camions ; après tout ça donc, je suis arrivé à Kazan, sur les bords de la Volga. Après avoir tourné en rond au milieu de ces éternelles banlieues soviétiques avec tramways branlants et immeubles gris, la nuit a fini par tomber et moi par trouver le centre, la citadelle toute blanche au bord du fleuve, mais pas un seul petit hôtel. Que du chicos à touristes ou t’as qu’à faire demi tour. Je déclare forfait et tente timidement du quatre étoiles. La chance est avec moi, ils ont une chambre pas chère, une seule ; elle est pour moi…normal, c’est encore un modèle sans fenêtre…
Kazan est la capitale de la République du Tatarstan. Avec un tel générique, il était tentant d’aller voir le programme avant de repartir. La vieille ville, derrière ses remparts tout blancs, est en fait une cité administrative bien emballée dans ses vieux murs. On y a aussi construit une mosquée toute neuve. Les Tatars étaient Musulmans, ils le sont peut-être toujours un peu, leurs pires ennemis étaient les cosaques d’Ukraine…avec le recul, on pourrait croire qu’ils n’ont pas encore fini leur bataille.J’ai repris la M7, mais que ce soit en ville, à la station d’essence et même en m’adressant aux chauffeurs de camions, tout le monde m’a bien dit que la route de Perm était la M7, mais en fait, deux cent cinquante bornes plus loin, j’ai bien dû me rendre à l’évidence que personne ne connaît la route de Perm. Pourtant Perm est une grande ville industrielle moderne, mais à Kazan tout le monde s’en fout et ce n’est indiqué nulle part, ça doit être des cosaques à Perm! La M7, c’est le pays des camions ; tout tourne autour du monde du camion : les motels, les stations service, les immenses parkings poussiéreux, les barrières de contrôle…tout ça ne concerne pas les motards. Mais les camions savent que, sur nos deux petites roues, nous sommes aussi des citoyens à part du monde de la route, alors, bien souvent, au péril de leur remorque, ils s’écartent pour me laisser passer entre leurs mûrs de ferraille. Quand je fais la pause, il y en a toujours un qui vient tailler le bout de gras. Des allemands qui partent à Pékin livrer je ne sais quoi, un Kazakh qui va acheter des semi-remorques en Lettonie et les ramène chez lui. Ils habiteraient plus près, je serais tous les soirs invité à la bania et , dans la chaleur de la nuit, on se fouetterait à coups de fagot…mais ils habitent toujours à des milliers de kilomètres, alors, on se raconte un peu nos vies de nomade et on repart… Alexîy le Kazakh, avait envie de causer plus, il est motard aussi, ça renforce le lien. Il m’a montré son camion, la photo de sa petite fille puis il m’a donné l’adresse d’un pote motard à Omsk, deux mille bornes plus loin, sur la route d’Irkoutsk. En partant, j’ai traversé à nouveau la Volga, puis la ville de Chelniy… Immeubles, tramways branlants, industrie lourde…Je m’arrête à un carrefour, aux pieds d’une centrale qui n’a pas encore explosé, je cherche mon chemin, un camion s’arrête, c’est Alexîy. Il est trop content de me retrouver, je crois qu’il voudrait que je passe par le Kazakhstan…Je lui explique que je cherche à quitter la M7 dont je suis l’otage depuis Moscou. Il n’arrive pas à comprendre qu’on puisse oser s’aventurer sur le réseau secondaire, son GPS de routier n’en tient même pas compte, il est prêt à me faire faire cinq cent bornes de plus pour que je reste sur la M7 et que je passe par chez lui. Quand je lui ai expliqué l’inextricable problème des visas, il a compris que j’allais quitter la M7 et basculer dans l’autre monde. Une heure plus tard, sur une petite route sans motel, j’ai replanté la tente sur une petite butte herbeuse. En bas, tout en douceur, coule la Volga . De grandes péniches descendent lentement vers la Caspienne entre les multiples îles sablonneuses. Sur certaines, il y a quelques maisons au milieu des pins, sur d’autres de grandes grues qui récoltent du sable, je croyais que je ne camperais plus, j’ai pas pu résister.
Quelque part, au milieu de l’autoroute, ma carte routière, bien plantée sur mon tableau de bord, a profité d’une bourrasque sauvage pour s’envoler sans prévenir. Je l’ai vue s’échouer sur le terre plein central, j’ai pilé net (avec une vieille GS, les spécialistes auront compris que c’est une image), j’ai couché la bécane sur le rail et je suis parti à la chasse à la carte volante. J’ai pu sans problème accéder à la large bande herbeuse du milieu. A chaque passage de camion, je voyais ma carte déployer ses ailes et s’échouer un peu plus loin. Elle a même fait un vol plané au milieu et la route, deux bagnoles sont passées dessus et puis le souffle d’un camion l’a ramenée à mes pieds, presque intacte. Personne n’a dû vraiment comprendre ce que faisait cet hurluberlu casqué au milieu de l’autoroute, mais bon, j’ai récupéré ma carte. Même si sa signalétique est un peu pourrie, je sais qu’elle est en papier solide et puis c’est la seule que j’ai…mais pour éviter de courir sur les autoroutes, je vais peut-être finir par m’acheter un GPS !
Le réseau secondaire incite plus à la flânerie. Les routes ne sont pas trop défoncées et les villages en bois tout jolis. J’arrive à un petite ville, je ne sais pas comment elle s’appelle, elle est juste sur une déchirure de la carte qui a un peu morflé quand même et je n’ai pas eu le temps de déchiffrer le panneau, ma tête devait être ailleurs, quelques part dans les nuages, ou dans la végétation aux couleurs d’automne. Bien évidemment, plus de motel avec du wifi où on peut manger et dormir…des bistrots, des épiceries, des mini-supermarchés, pleins, si tu veux manger, t’as qu’à faire des courses ; normal, c’est la vie de tous les jours…il y a aussi une station d’essence…tiens, je vais commencer par là , on pourra peut-être me renseigner. On m’indique un hôtel où je pourrai avoir de la connexion… ce n’est pas que je suis obsédé par mon blog quotidien, mais je voudrais trouver une carte de Russie sur Internet pour chercher une route tranquille. Quelque part, je suis déjà en train de me GPSifier. La petite dame élégante et discrète veut bien que je m’installe dans l’unique fauteuil en faux cuir du hall tout neuf et tout vide. Elle est très gentille, elle m’offre du thé et des gâteaux et on met des plombes à essayer de s’expliquer ; elle ne comprend évidemment pas pourquoi je ne suis pas sur la grand route avec les autres et comment pourrait-elle comprendre que je veux un peu me perdre dans les campagnes…un peu mais pas trop, c’est ça le problème…les noms des villages ne sont pas sur ma carte et quand on s’y aventure, les grandes directions ne sont plus indiquées…et puis il y a les fleuves, les innombrables fleuves russes qui , bien souvent, ne sont pas franchissables. Les ponts c’est sur les grands axes…mais peut-être y’a t’il des bacs ? Personne ne sait, les bacs c’était du temps des soviétiques, maintenant toute personne sensée prend les nouvelles routes…Après avoir fait trois fois le tour de la ville à cause du manque d’indications, j’ai fini par trouver une « route fédérale » un peu plus fréquentée et des chauffeurs qui parlaient vaguement Anglais. Ils m’ont patiemment convaincus de renoncer à mon premier itinéraire. Ils m’ont même trouvé une route entre deux, un intermédiaire où je pourrais flâner au milieu des sapins et des bouleaux, sans frôler des camions à longueur de journée mais sans me perdre dans la campagne profonde. Alors je suis reparti…
Ce soir-là, petite route oblige, je commençais à me demander où j’allais dormir et un peu manger aussi…La nuit tombait , la brume humide surgissait des forêts noires et les petits villages ne semblaient pas très accueillants : des maisons délabrées, pas une âme qui vive à part un pochtron qui voulait s’agripper à la moto…Quand j’ai vu, en contrebas de la route, les lumières d’une bourgade plus importante, je me suis dit que, là , j’allais trouver. Quand je ne suis rendu compte que la route qui plongeait vers la bourgade n’était qu’un chemin raide et boueux, je me suis demandé si je n’avais pas fait une erreur. Quand je me suis vautré en bas de la pente devant deux villageois ébahis, je me suis dit qu’il allait sans doute se passer quelque chose. Je sentais vibrer en moi le principe de la galère sans laquelle en voyage il ne se passe jamais rien, surtout quand après avoir relevé la moto, elle ne voulait plus démarrer. Alors ils m’ont aidé à pousser la bécane jusqu’à chez un mécano d’arrière pays chez qui j’ai pu redémarrer la machine. Ensuite, ils m’ont dit de les suivre, je croyais qu’on allait se retrouver dans une vieille auberge tout en bois où on aurait trinqué à cette aventure mémorable et à la sainte Russie, mais en fait non. Ils m’ont ramené à la grand’ route en me disant qu’en roulant vers Perm, je trouverais un motel. Alors, je me suis enfoncé dans la nuit brumeuse et j’ai repris le cours normal du voyage en Russie…
Le testing de keuf est une activité particulière, parfois risquée et à laquelle on s’initie souvent à l’insu de son plein gré, comme on dit chez les cyclistes. Jusqu’ici, je me disais que dans ce pays immense, le flic était plutôt cool. Il y en a souvent au bord de la route et ils ont l’air de bosser, enfin de faire le flic, quoi, arrêter des bagnoles, demander les papiers…Moi, après presque deux mille bornes en Russie, j’ai toujours eu l’impression qu’ils ne s’intéressaient pas à moi, que je n’existais pas. Je ne sais pas exactement à combien est limitée la vitesse ici, quand je vois les grosses Lexus noires me dépasser vigoureusement alors que je tiens déjà le cap sur un bon petit cent vingt, je me dis qu’ici, on roule comme on veut. Il y a d’ailleurs un peu plus de carcasses sur les bords de route que dans la vieille France, mais beaucoup moins qu’en Inde ou en Afrique, tout est relatif, me direz-vous, c’est une question d’équilibre. Et puis à un moment inattendu, un peu après Perm et le passage de la rivière Kama, c’est à moi qu’on a signifié de me ranger sur le bas côté. Oui mais sur le bas côté, avec la courbure de la route, impossible de mettre la béquille, je tente une manœuvre, je cale, le moteur ne repars pas, ça m’énerve, j’arrive à redémarrer, il me regarde d’un air bizarre, presque apitoyé, alors il me fait signe d’y aller, mais que je dois allumer le phare. Il a raison, en plus il fait gris, mais un flic qui te laisse repartir, c’est plutôt cool… Cent bornes plus loin, ça recommence ; là, je tente autre chose, le système africain, je regarde droit devant, je n’accélère surtout pas et je continue ma route imperturbable. Un peu inquiet quand même, je scrute le rétro, mais aucun girophare, aucune sirène hurlante; ma plaque toute pourrie a dû les déconcerter. Après, j’ai quand même continué avec la fameuse tactique du camion, l’angle mort, tout ça, en me disant que peut-être que quelques kilomètres plus loin, il y aurait un barrage de flics avec des guns partout, comme dans les Blues Brothers ou Point Limite Zero, mais non, tout s’est bien passé, je suis arrivé à Yekaterinburg avant la nuit, je me suis arrêté au pied de l’immeuble où j’étais attendu et la moto n’a plus voulu redémarrer, la batterie était définitivement morte et j’étais arrivé à bon port pour l’étape…
La pause forcée est donc arrivée ici, à Yekaterinburg où, il y a deux ans, j’étais déjà venu pour une rencontre autour de la bande dessinée…Tout le monde ne m’a pas oublié et à peine arrivé, on m’a trouvé un logement dans un appartement d’immeuble soviétique et deux jeunes interprètes qui m’accompagnent dès le lendemain à la recherche d’une batterie. Dans le grand garage BMW avec des grosses bagnoles noires partout, on me dit qu’il y a un mois d’attente, chez un autre, plus spécialisé moto, on me dit que c’est super cher… C’est finalement par Vitali, l’ouraliste de Moscou, que je trouve quelqu’un qui vient me récupérer la batterie usée à domicile pour me la ramener le lendemain en me disant que tout va bien, qu’elle est rechargée. Avec son testeur, on trouve une faille au régulateur, un petit coup de brosse sur les contacts et c’est réparé…Faut pas déconner, la filière des motards solidaires, en Russie, c’est pas de la rigolade, surtout qu’après, on s’est fini à la Vodka et le rituel de la Vodka, ici, c’est pas de la rigolade non plus !Pendant ce temps d’attente, les amis du festival m’ont concocté une visite de musée et une conférence à l’université…Le soir, ils passent et nous discutons de tout car bien sûr, nous sommes tous devenus ultra polyglottes grâce au wifi et à Google translate. Tous réunis autour de la table avec nos ordinateurs portables et nos Smartphones, nous discutons sans parler, nous tchatons avec des correspondants assis à vingt centimètres, mais malgré cette aberration technologique, le courant passe, on rit et on parle un peu quand même, parce que les phrases sorties par la traduction automatique ne veulent parfois tellement rien dire qu’il faut toujours en revenir aux vieille techniques : quelques mots d’anglais, un peu de mime voire un petit dessin et nous voilà prêt à philosopher jusqu’à ce que le sommeil nous terrasse…c’est que c’est fatigant les conversations multilingues avec assistance électronique…
L’initiation au rituel Russe de la vodka, c’est pas de la tarte, non, c’est de la gnole, de la vraie. Après m’avoir un peu bricolé le régulateur de ma mob, Pavel m’a invité à venir boire. Il ne m’a pas proposé de venir prendre l’apéro, non, de venir boire, avec les doigts posés sur la carotide, ce qui ici ne veut pas dire qu’on va me trancher la gorge, mais juste qu’on va s’en foutre plein le gosier, ce qui, quelque part, est un peu la même chose. Embarqués dans sa camionnette, lui son pote et moi, nous voilà partis dans la nuit. Je me demande où ils vont m’emmener. On s’arrête dans un supermarché de périphérie ; j’attends des plombes dans la bagnole avant de les voir revenir les bras chargés de bouteilles, je commence à flippe grave, vais-je survivre à ce bizutage ? On se rince une première fois le goulot dans le parking…quelque part, je suis un peu rassuré, la moitié des bouteilles c’est des jus de pommes et après un cul sec, davaï, on se rince au jus…la camionnette repart. On s’arrête encore dans un parking, un plus glauque, avec des mecs allongés sous des vieux quatrequatre…mais non, ils ne cuvent pas, ils font de la mécanique et puis on est là juste pour garer la fourgonnette. Pavel nous invite chez lui, madame Pavel a préparé des petits plats, on trinque, cul sec, puis un peu de pâté, puis un peu de jus de pomme, puis on trinque à nouveau…à la batterie au voyage, à Edith Piaf…j’ai survécu grâce au pâté et au jus de pomme et aussi parce que je ne vidais jamais complètement mon verre, on m’avait bien briffé sur les techniques de survie. Le lendemain, y’avait quand même un peu de la casquette de plomb dans l’air, j’ai voulu recharger les bagages pour enfin reprendre la route, mais le problème électrique n’est pas résolu…Pavel n’a pas pu revenir, il est trop fatigué, il m’a dit qu’il viendrait le lendemain, mais le lendemain il n’est pas venu non plus; vais-je finir mes jours à Yekaterinburg ?
C’est encore le providentiel Vitali qui m’a tiré d’affaire, enfin qui m’a permis de changer de chapitre, ce qui ne m’a pas pour autant tiré d’affaire. Dima, un sympathique père de famille, est venu me pécho dans l’appart qu’il me fallait quitter le jour même, la moto a démarré au kick, ça s’annonçait plutôt bien. Il n’avait plus qu’à m’emmener dans un garage perdu en périphérie où toute une petite bande bricole les bécanes dans un bouclard à l’ancienne. On commence à démonter, mais ça sent le roussi, après avoir mis des charbons de Lada sur ma Béhème j’ai cru que j’étais tiré d’affaire, mais en fait pas du tout : mon alternateur, il est super mort. C’est con, j’en ai baladé un de secours pendant toutes mes virées africaines, mais là, comme il me fallait de la place pour mon matos de neige, je l’ai laissé dans mon garage. Bon, on ne va pas s’affoler, il y a, paraît-il, toujours des solutions, on verra demain. Je repars avec le sympathique père de famille qui, entretemps, a déposé le bébé à la maison. On s’est tous filé rendez-vous dans un bar à motards au dessus duquel il y a un hôtel, mais à peine rentré dans la bagnole, l’aventure a de nouveau basculé…Les motards russes, c’est une sacrée corporation, c’est d’ailleurs pour ça que Dima est venu me chercher à domicile pour m’emmener dans ce petit atelier où on s’est tout de suite occupé de moi. Mais, le téléphone a vibré, il fallait d’urgence partir en mission. Les motards d’Yekaterinburg se sont associés pour mettre au point un système qui les prévient tous par SMS si un des leurs a été victime d’un accident. Ils débarquent en masse pour porter assistance à la victime, prévenir sa famille et éviter que le chauffeur de la bagnole ne soudoie les flics pour faire un peu changer la déposition en sa faveur. Ils vérifient aussi que la moto était en règle et si c’est le cas, ce sont eux qui récupèrent la bécane accidentée avant qu’elle ne soit emmenée par les services officiels d’où il est très difficile et très cher de l’extirper. On a donc patrouillé dans la ville d’accident en accident, un peu comme des flics ou comme le Samu. On a commencé avec un petit trail encastré dans une Mercedes qui avait fait demi tour au milieu d’une quatre voies…Dima va causer avec les flics, fait des photos et s’inquiète de l’état du blessé qu’il va visiter pour savoir si tout va bien, ensuite on remonte dans la bagnole, nouvel appel, on repart ; une vraie patrouille, en fait . Deuxième accident, plus trash celui-là, un mec bourré, à pied sur l’autoroute, se fait percuter par une Honda GoldWing, elle même percutée par la bagnole qui suivait. Le piéton est mort, étendu par terre avec un chiffon sur la tête, le motard s’en est plutôt bien tiré, il a glissé longtemps, n’a rien heurté et s’est pété les deux poignets ; mais où sont donc passés les trois cent cinquante kilos de la Gold Wing ? Nous les retrouvons beaucoup plus loin, dans la forêt. La moto est coincée au milieu des bouleaux ; comment elle a fait pour finir là, ça reste un mystère. Aucun arbre n’est cassé, s’est elle envolée avant de s’encastrer au milieu des arbres. Dima attend longtemps l’inspecteur, il veut savoir où est parti le pilote et qui va récupérer la moto…On finira bien tard dans le bar à motard ( triple rime riche) mais c’est très bien, it’s to late for vodka, qu’on me dit…je suis sauvé ; une petite soupe et au lit…
Sacha et Misha, le duo de choc, s’éclatent sur ma bécane : on continue à tester les composants du circuit de charge de la batterie, je ne vais pas vous faire un cours d’électricité automobile, déjà que j’y comprends pas grand chose, mais bon, après différentes tentatives de soudures sur les bobinages, après encore avoir greffé d’autres pièces de Lada, on arrive en fin de journée à une réparation qui devrait me permettre de continuer. Mais Sacha et Misha en veulent plus, ils démontent ailleurs, ils me disent qu’ils vont améliorer toute ma bécane ! Dans le canapé de la mezzanine, je commence à flipper un peu…Demain c’est nouvel an juif et aussi Shabbat, Sacha me dit de ne pas m’inquiéter, qu’après demain, il me change quelques fils qui ne lui plaisent pas et que tout ira bien. C’est con, ça marchait bien, je trouvais…mais bon, je vais prolonger la pause…et bientôt je reprendrai la route avec une Lada toute neuve…
Aujourd’hui clôture de la saison moto. C’est comme ça les motards d’ici, comme ça roule cinq mois par an, en début d’automne, ils font une parade pour clôturer la saison avant d’hiberner dans des bagnoles. On se retrouve tous au centre d’Yekaterinburg et puis on fait un tour de ville en colonne groupée ; tout c’que j’aime ! Au début, je regrettais de ne pas pouvoir frimer avec mon vieux cheval puis, très vite, je me suis dit que j’étais très bien en passager sur une grosse Yam quatorze cent. Après le tour de ville, on s’embarque tous, quelques centaines quand même, sur l’autoroute bloquée exprès pour les motards. Puis on arrive dans un petit village et c’est fini, chacun rentre chez soi et pour ceux qui veulent on peut rester boire au gîte et y rester dormir. Contrairement à l’idée qu’on se fait chez les Fransouzkis, ici on ne boit pas au volant, le taux du test est à zéro pour cent, du coup on ne déconne pas…sauf les piéton sur les autoroutes, eux ils ont toujours droit à du mille pour cent. J’aurai pu voir des vieilles motos russes patrouiller avec des roadsters japonais, des vrais et fausses Harley, mais pas beaucoup d’italiennes et une seule anglaise. Et puis il y a les gags à la con, ceux qui callent quand la colonne démarre et qui n’arrivent pas à repartir, le biker tout équipé qui débarque avec sa sono à fond. Sur le trajet qui rejoint le point de départ, il se croit le maitre du monde et puis arrivé au milieu de tous les autres, comme tout le monde s’en fout de sa sono, il reste là, planté au milieu et puis il finit par se garer coupe le son et va fumer une clope… et puis quoi encore, les éternelles panoplies à la con, le tout cuir ou le costume de nounours… je crois finalement que je serai bien, tout seul, quand ma moto aura redémarré… Et pour finir, deux petits tours de ville à coups de clics (un ici) …(un autre là)
Elle a fini par redémarrer, avec du câblage électrique, un régulateur et des charbons de Lada et puis une nouvelle batterie. J’ai cru qu’ils allaient encore me la garder, Misha voulait démonter la boîte, je lui ai dit qu’il fallait des outils spéciaux, il m’a immédiatement répondu que je ne connaissais pas encore assez la méthode Kolkhoze, héritée des Soviétiques, qui te permet de réparer tout avec rien. Si, je viens un peu de la découvrir cette méthode incroyable avec toutes mes pièces de Lada… Je lui ai bien expliqué que ma boîte, elle merdait depuis la Furkapass, en Suisse, le deuxième jour de mon voyage, que c’est pas grave, que j’ai déjà fait Montpellier-Nairobi en passant par Beyrouth sans première, alors les trois mille bornes qu’il me reste jusqu’à Irkoutsk, c’est de la rigolade…ou du moins, c’est ce qu’on verra plus loin. Un bon voyage ne se fait pas sans handicap, je l’ai toujours su, cette panne providentielle m’a permis de découvrir l’incroyable solidarité du peuple motard russe. Je serais parti avec une bécane presque neuve, j’aurais traversé la ville comme un coup de vent trop frais. Peut-être qu’avant le départ pour un grand voyage, il faudrait toujours saboter la bécane, faire de l’obsolescence auto programmée, de la panne intentionnelle, pour qu’il se passe, à intervalles réguliers, des rencontres incroyables sur toute la route qui mène au lac Baïkal…Quand j’ai quitté l’atelier, une petite escadrille d’un dizaine de bécanes m’a escorté jusqu’à l’appart de mon premier jour à Yekaterinburg, on a slalomé entre les bagnoles, fait des départs en ligne au feu et puis nous nous sommes tous fait de chaleureuses accolades viriles, même avec la fille en 750…Depuis mon passage chez Misha et Sacha, ma moto n’était plus la même et moi non plus…
Irbit est à deux cent bornes à l’Est, toujours à l’Est…C’est une petite ville Soviétique un peu triste, avec ses maisons en bois, ses immeubles tout gris et ses rues défoncées mais c’est ici que sont fabriquées les Oural, célèbres motos Russes, presque inchangées depuis 1941 ; c’est Staline qui avait récupéré une usine BMW de l’époque quand il a signé un pacte avec Adolphe, depuis on les fabrique toujours, pas Hitler et Staline, mais les motos Russes. Il y a deux types de demandeurs, le paysan Russe qui l’utilise comme tracteur et le frimeur occidental qui trouve que ça a plus de gueule qu’une Harley ou un trike. Je me suis d’abord arrêté au musée de la moto que Alexandre, ancien champion de motocross devenu petit monsieur très enthousiaste, était ravi de me faire visiter, à moi, venu tout seul d’aussi loin. Il aime son musée Alexandre et surtout montrer la photo de lui en 78, au milieu de la galerie des champions. Il avait déjà la moustache à l’époque, mais avec le brushing seventies, ça lui donnait un petit air de chanteur de balloche, ou d’acteur de film porno. Ensuite il m’a pris un rendez-vous pour visiter l’usine et réservé une piaule dans un de ces hôtels en béton comme on les faisait si bien du temps de l’URSS. Aujourd’hui, c’était mon premier vrai jour d’automne gris et pluvieux, dans le resto en béton, à côté de l’hôtel qui lui ressemble tant, je bouffe une escalope trop sèche, avec des frites molles, mon nez coule dedans, ça ne va pas arranger la consistance mais ça tombe bien, ça manquait de sel.
Le lendemain, Alexandre avait réussi à m’organiser une visite de l’usine Oural, on ne peut pas laisser repartir un motard venu d’aussi loin sans lui avoir montré l’usine. Je visite donc les ateliers où sont assemblées les motos. Il y a une cinquantaine d’années, l’usine était immense, faisait vivre toute la ville et produisait plein de motos qui équipaient toutes les armées socialistes et tous les fermiers des Kolkhozes. Il reste environ cent cinquante personnes qui fignolent les sidecars préparés pour l’exportation dans un grand atelier. Le reste des bâtiments de l’usine est loué à d’autres entreprises, Oural n’équipe plus toutes les armées socialistes mais reste quand même l’entreprise emblématique de Irbit. Ces motos-là, il en part dans tous les coins de la planètes, acheminées par camion jusqu’aux ports de la Baltique d’où elles partiront pour les Amériques où, semble t’il, rouler en side Oural, c’est carrément la super classe. Après ma petite visite guidée, je reprends ma route vers l’Est, il fait toujours beau, je me dis que je vais me trouver un petit motel quand j’aurai retrouvé le monde de la Route Fédérale mais soudain, me revient en mémoire qu’au bar de motard, à Moscou, là où m’avait emmené Vitali, un collègue à lui m’avait filé une adresse à Tioumen, en me disant même que si j’arrivais dans les cinq jours, je serais invité à un grand rassemblement de motards Sibériens. Les cinq jours sont passés depuis longtemps, mais je tente le coup de fil ; ça répond… je n’étais pas encore conscient que je venais d’enclencher une fois de plus le terrible piège de la vodka…
SCOT, est un petit monsieur rondouillard qui roule en 1200 Ténéré ; dès qu’il a su que j’étais en ville, il est venu à ma rencontre et m’a tout de suite emmené pour un tour de sa ville ; les grandes avenues, les musées, les monuments à la gloire de ceci-cela, Scot est très fier de sa ville, il voudrait que je photographie tout. Tiumen est la ville du pétrole, la taille de sa province, ça fait sept fois la France et c’est ici, enfin, un peu plus au nord, qu’ils ont trouvé plein de pétrole. Du coup la ville se fait des liftings en permanence, elle astique les coupoles de ses églises, se construit des bâtiments modernes, entretient ses jardins et retapisse de granit les bords de la rivière. Le soir Scot m’invite dans le bureau tout neuf de sa boîte de lavage de bagnole, il s’arrête acheter de la vodka et du lard et puis appelle ses potes, le massacre va commencer. Plus ils sont bourrés, plus ils parlent haut et fort en oubliant d’essayer de me traduire…j’arrive à gérer, je commence à connaître et puis je dors juste à côté du bureau, sur un matelas de camping, dans une grande pièce vide mais chauffée, mais c’est dur, c’est très dur, je m’en sors comme d’habitude, en tirant les portraits de tout le monde.
Le lendemain, j’ai démarré à l’Aspirine, le gardien et son fils m’ont invité dans leur cabane à boire du thé en mangeant des Bolinos Russes, ça nettoie toute cette eau chaude, jamais je n’ai trouvé ça aussi bon. Le gardien ressemble à Artus Bertrand, sans l’air prétentieux et son fils à Malcolm Mac Dowell dans Orange Mécanique, le même regard bizarre avec les sourcils froncés. J’ai repris la route ; la prochaine ville c’est Omsk…Scot a déjà prévenu du monde de ma venue, je suis coincé dans une spirale éthylique à haut risque…en attendant, pour récupérer, je me suis arrêté à Ichim, petite bourgade d’un sinistre absolu, nous sommes toujours dans la même province, mais ici on a rien lifté avec l’argent du pétrole. J’ai pu dénicher un petit hôtel où personne ne veut boire un coup avec moi…C’est l’hôtel Ilitch, juste à côté de la statue de Lénine, mot de passe du WIFI « 1917 » ; me voilà revenu en Union Soviétique…
Quand on reprend la route de Omsk à partir de Ichim, on s’enfonce encore un peu plus vers l’ailleurs. La route est devenue étroite et défoncée, il pleut. C’est mon premier jour d’automne, un vent latéral balaie la plaine immense et marécageuse. Parfois reviennent quelques forêts de bouleaux, elles sont les bienvenue, elles freinent l’ardeur des bourrasques. Les dépassements de camions ont légèrement gagné en complexité. D’abord, les accotements sont des bourbiers et la route ne vaut souvent guère mieux, une fine couche gluante la recouvre et puis, pour ajouter du piment, le goudron est souvent transformé en taule ondulée. Soit de la perpendiculaire à la route, à l’Africaine, soit de la longitudinale, de l’ornière goudronnée, qui provoque un balourd latéral qui, outre le mal de mer, a aussi tendance à te balader un peu où tu n’as prévu d’aller. Ajouté au classique trou d’air de dépassement de camion, tout ça rend la route somme toute plutôt intéressante à décrypter mais un peu fatigante, à la longue. La nature tout autour ne varie pas beaucoup ; mais c’est étrange de voir que, dans ce pays, le temps des moissons, c’est après l’été. Tout ça crée d’étranges paradoxes paysagers, ces couleurs de feuillage d’automne et de blondeur de blé. J’ai même croisé un champ de colza. Voilà bien le problème majeur de l’agriculture dans ce pays ; on ne peut semer qu’après le dégel tardif et on récolte le plus tard possible. Tant que le moindre rayon de soleil peut faire mûrir les blés, on s’y accroche , on donnerait n’importe quoi ici pour que l’été dure juste un mois de plus… s’ il y a un pays où on attend le réchauffement climatique avec ferveur, c’est bien ici !
La grande ville suivante s’appelle Omsk. Je m’y égare un peu en arrivant. Ici, il n’a pas plu et les arbres sont encore presque verts, je n’y comprends plus rien aux saisons, mais je profite de ce providentiel retour du temps sec pour rentrer dans les bouchons de la ville en slalomant partout, des accotements défoncés, aux milieux de grandes avenues, quand le pneu adhère à la route, on retrouve cette liberté de mouvement incomparable. Je m’égare dans des périphéries informes, des bouts de villages en bois, mêlés aux friches industrielles, aux terrains vagues et aux immeubles neufs. Ici l’urbanisme commence à faire un peu n’importe quoi et je profite de mon carnet d’adresse pour me perdre avec délectation. Je sais qu’à un moment donné, je m’arrêterai près d’un panneau de rue, j’appellerai mon relais motard et quelqu’un viendra me chercher. C’est exactement ce qui se passe…dix minutes après le coup de fil, une berline BMW aux vitres fumées rapplique, je me fais tout un cinoche, genre mafia russe qui va m’emmener dans les lieux interlopes de la ville… mais non, elle m’abandonne très vite sur une place avec buvette ou quelques motards prennent le relais…Ils m’emmènent à leur local, rentrent ma bécane dedans, me montrent le canapé où je pourrai dormir, entre les outils, les casques, le bar et les bécanes…Puis on repart en bagnole bouffer des pâtes dans un resto au bord du fleuve, du grand fleuve, on est en Russie, les fleuves sont toujours grands. Ensuite on va chercher de la bière dans un magasin spécial où il y a quelques dizaines de pompes qui sortent du mur, on te remplit des bidons plastocs de un ou deux litres avec la bière de ton choix et tu repars avec dans ta bagnole. Il y a Sergueï, préparateur moto qui veut aller s’installer aux bords de la mer noire, là où il n’y a pas d’hiver et puis son pote à la tronche de Bruce Willis, qui, accroché à son téléphone, ne quitte jamais sa Suzuki Hayabusa et sa combi de cuir, l’une comme l’autre sont maculées de moustiques écrasés. Après être repassés sur la place avec buvette du début où se fête l’anniversaire d’une bikeuse du coin, on repart au local finir la soirée…La bière ça fait moins de dégât que la vodka, je vais écrire tranquillement mon billet du jour avant de m’endormir…
Le lendemain matin une pluie soutenue venait juste pour ma rappeler que l’été indien, ça finirait par s’arrêter. Mais le soleil est revenu, c’était juste pour me narguer…l’été indien ne m’a pas oublié. Ici, on l’appelle l’été des femmes, pourtant Joe Dassin est un demi dieu en Russie, mais on ne touche pas à l’été des femmes… La route est longue vers Novosibirtsk, une vaste plaine blonde, parsemée de bouquets de bouleaux dorés, pendant des centaines de kilomètres…En Afrique, on m’avait expliqué que si les zèbres avaient été fabriqués avec un costume rayé noir et blanc, c’était pour brouiller la vue des lions. Quand les zèbres se déplacent par petits groupes, les grands fauves n’y voient plus rien. Les bouleaux, c’est les zèbres du monde végétal, quand on roule en milieu d’eux pendant des heures, on finit par ne plus voir qu’un rideau strié, une masse uniforme, un être unique qui s’étirerait pendant dix mille kilomètres des Carpates à Vladivostock, le géant rayé de la taïga Russe…
Arrivé à Novosibirstk, autre grande ville industrielle Sibérienne, je m’arrête à la toute nouvelle concession Harley à l’entrée de la ville, je me dis que s’il y a bien un endroit où les bikers doivent être bien accueillis c’est bien ici… et puis , puisqu’en Russie, tout motard est un biker, je décide d’assumer. Deux blondes très Russes, m’offrent un café, me laisse utiliser le wifi et appeler mes contacts. Elles m’expliquent que le magasin est ouvert depuis trois semaines et qu’elles ont déjà vendu quatre bécanes, elles sont super contentes, je reprends un café …pour un mois d’octobre en Sibérie, quatre Harley de vendues, c’est un beau record. Elles connaissent mon contact, elles savent même où je serai hébergé ; pas chez elles, non, mais dans une sorte d’hôtel-club de motards connu dans toute la ville. Vovarska arrive enfin en break Subaru, je le suis après avoir remercié mes Harleysiennes…on traverse la ville, on s’arrête à la maison, un grand immeuble de cité en briques rouges, juste pour le dîner et puis, ensuite, Vovarska m’emmène au fameux club, une grande maison en périphérie…On n’y rentre pas comme dans un hôtel…Vovarska va frapper à une porte sur le côté, il rentre, j’attends dehors. Je finis par être introduit…une dizaine de mecs en costards motards sont affalés dans des canapés devant des bières, je commence à me demander comment va se dérouler le reste de la journée… Finalement, grâce aux guitares, à l’ivresse et à mes caricatures, tout se passa incroyablement bien. J’ai dessiné tous les membres du club et parfois même les gonzesses et les enfants, j’ai dormi dans un dortoir confortable, comme dans une auberge de jeunesse, personne ne m’a vomi dessus, personne n’a ronflé ni pété bruyamment, ces motards russes savent très bien se tenir…Le lendemain, trois degrés, pluie battante…il me reste mille neuf cent kilomètres pour arriver à Irkutsk, je ne suis pas certain que ce seront les étapes les plus faciles de ce long voyage…Je serai sans doute très vite fixé…
Les petits films de fin de soirée qu’on peut visionner en cliquant ici et là, ne sont pas des chefs d’œuvre, j’aurais dû filmer en début de soirée, mais ça permet de jouer à reconnaître les caricatures !
Les motards sont vraiment de grands gamins, ils ont tous des noms de guerre, des totems de scouts, comme dans la patrouille des Castors, le club des cinq ou les quatre As! A Omks, mon contact s’appelait « Phénix » sur sa Gold Wing blanche , il y a aussi « Red Wine », « doc »,« général » et plein d’autres encore, j’aurais dû prendre des notes pour mon collègue Coyote qui rêve d’Amérique mais ferait mieux de venir faire un tour ici, il y trouverait un tas de frangins…En quittant Novosibirtsk , trois degrés pluie battante, il m’a semblé que l’été des femmes avait cédé sa place à des prémices hivernaux moins romantiques, même si les feuilles de bouleaux, quand le ciel est noir et la pluie intense, gardent une étrange lumière dorée que seule la neige viendra éteindre. J’ai décidé de faire un petit détour par Tomsk, on m’avait dit que la ville était plutôt sympathique et le « Doc » m’avait filé un contact…Jeune graphiste, Anton n’a rien d’un biker ; normal, c’est un cycliste ; le motard c’est son papa…Il me fait un peu visiter la ville puis m’emmène au « Art Hôtel »…C’est un appartement en sous sol, avec quatre piaules à louer, c’est tout petit, pas cher et assez insolite. Je n’arrive pas à savoir si je suis chez quelqu’une qui loue son appart ou si c’est vraiment un hôtel, c’est dans le vieux quartier où il reste encore des rues entières de maisons en bois. C’est très joli la nuit sous la pluie…D’où vient donc cette fascination pour ces lieux décalés, complètement hors de temps ? Sans doute juste une nostalgie d’images qu’on aurait pu se faire dans l’enfance, de lieux qui n’existent plus que dans notre imaginaire…une vieille Volga, garée dans une rue en bois suffit à réveiller des sensations diffuses d’imageries enfantines…là, subitement, je suis dans une Russie de livre d’enfant, la neige va tomber, une troïka va passer et puis des cosaques qui danseront le kasatchok. Se promener dans une rue en bois un soir d’automne triste, c’est comme chercher l’Afrique dans le Serengetti ou l’Inde au Lake Palace Hôtel…Et si c’était ça que je cherchais en voyage, feuilleter à nouveau mes livres d’enfant…
La route qui coupe pour rejoindre la route fédérale m’avait été vivement déconseillée…sacrée raison pour y aller. J’ai assez vite compris pourquoi ; les cinquante derniers kilomètres valent bien une piste africaine, j’imagine mal Phénix et sa GoldWing blanche passer par ici, surtout en cette saison merdique. Pourquoi ce tronçon, juste lui, a t’il été oublié alors qu’on rénove les routes partout dans ce pays ? Mais ces chaussées abandonnées sont les seules qui traversent encore les villages à leur hauteur. Je m’arrête pour réajuster mon paquetage, un vieux moujik vient papoter avec moi. On doit avoir le même âge, si ça se trouve, mais il a dû plus en chier dans la vie et puis on ne doit pas avoir le même le dentiste…On ne comprend rien à ce que l’autre raconte, mais on s’en fout, ça nous met de bonne humeur, les mots, des fois ça sert à rien.Je rejoins la route fédérale, la nuit tombe, il pleut toujours, pas un seul motel en vue…je m’arrête à une station pour me renseigner ; mais si bien sûr qu’il y a un motel…le contener, là, juste derrière, c’est ça le motel. C’est le motel le plus cher que j’ai déniché jusqu’ici, mais avec le chauffage à donf dans mon cube, je viens bien dormir et faire sécher mes affaires…
Kasnoiarsk, avant dernière étape avant le terminus, une journée d’arrêt…après la pluie et les zones industrielles sibériennes, ça me fera du bien…Depuis ma piaule cube, j’avais passé un coup de fil…le dernier numéro sur la liste. Le lendemain Vlad m’accueille dans son HLM où il vit en coloc avec Alexei. Il me montre mon lit de camp dans le salon, me file les clés et part au boulot…évidemment, je connais machin qui connaît machin qui m’a recommandé à trucmuche qui a signalé sur la ligne que je traversais tout le pays, évidemment, c’est vrai, mais qui filerait ses clés à un voyageur étranger perdu dans les prémices de l’hiver dans nos verdoyantes contrées, dix minutes après l’avoir rencontré ? Je bidouille un peu le réglage de mes câbles et le soir nous allons tous dîner dans un autre immeuble, chez Sveta qui est en fait celle qui connaît machin…en remontant la piste, on revient chez Vitali dans la Bania près de Moscou, premier maillon de cette incroyable chaine de la solidarité sur deux roues…Je suis allé rendre visite au garage BMW d’ici, c’est le dernier sur la route de l’Est, du moins pour les bécanes. Arrivé devant, je me dis que ça va pas le faire…une immense concession bagnole pleine de grosses berlines quat’quatre aux vitres fumées, des mecs cravatés, des hôtesses d’accueil genre top model, c’est sûr, avec ma bécane pourrave et ma dégaine qui accuse les bornes, ça va pas le faire du tout. Je demande Alexandr (sans E) , comme me l’a conseillé Alexei, au siège BM, à Moscou, je suis une des hôtesses, je regarde ailleurs pour calmer la bête qui traîne sur les route depuis presque deux mois et j’arrive dans le bureau d’Alexandr…je lui explique que je viens juste dire bonjour, je me mouille pas vu que je sens que ça le fait pas…Je lui dis qu’à tout hasard, si il avait un bouchon de protection en plastique pour le graisseur de mon bras oscillant (désolé, c’est un peu technique), j’ai justement perdu le mien…J’ai l’impression que ça l’a réveillé d’un coup, qu’il attendait mon passage ; il m’a emmené dans l’atelier et on a commencé à fouiller des cartons de bout de pièces oubliées pour trouver comment bricoler. En fait il adore ça, Alexand’r , faire le bricolo et derrière son bureau, à vendre des GS toutes neuves, il doit s’ennuyer un peu…du coup comme on était lancés, on a réparé des merdouilles, des faux contacts par ci par là, on ne s’arrêtait plus! En quittant le garage, j’ai trouvé qu’il faisait doux, j’étais de bonne humeur et je me suis égaré en oubliant le chemin du retour. C’est un petit biker en vieux custom Honda qui, avec sa copine qui faisait GPS à coups de smartphone, m’a remis sur la route…On a un peu cafouillé, mais il faut avouer qu’on avait un peu de mal à se comprendre. Ils m’ont ramené à l’appart’ juste pour la soupe…Mais oui, tous les Russes ne s’abreuve pas de vodka touts les soirs ; des fois il y a de la soupe, de la bonne soupe russe avec des légumes, de la crème et de la viande : du borj !
Le bordch est à la Russie, ce que la chorba est à l’Algérie ou le tajine au Maroc, un plat qu’on trouve partout mais qui est à chaque fois différent, un plat qui te nourrit, t’hydrate et te réchauffe, de la viande, des légumes et du jus de cuisson, le réconfort parfait sur les longues routes Sibériennes…quand on s’arrête dans un de ces innombrables restos pour camion, au bord de la route, on a parfois la chance de tomber sur une sorte de snack où il est possible de choisir entre les innombrables plats exposés à la vue de tous, mais bien souvent, ces petits restos, appelés juste« кофе» ressemblent à un petit bistrot de village… Quelques tables et un comptoir. La cuisine est derrière, difficile de savoir ce qu’on y prépare, alors dans le doute, il suffit de dire le mot magique: bordch. Si on a vraiment pas de chance et qu’ on se retrouve avec une soupe de légume un peu transparente, on pourra toujours sortir le dictionnaire.Le petit dico de voyage de Lonely Planet est très bizarrement conçu…Avec ses codes couleurs pour s’y retrouver rapidement, ça pourrait être parfait et bien non…Le maquetttiste devait adorer le jaune…et dans ses pages jaunes, on trouve côte à côte, par exemple, les rubriques «douane» et «se loger», dans l’urgence, ce n’est pas très pratique, surtout qu’il a eu l’excellente idée de colorier aussi en jaune sa toute petite typographie…donc, si tu arrives à la nuit tombante dans une auberge de bord de route, si tu n’es pas muni d’un microscope et d’une excellente lampe frontale, laisse tomber le dico! A part ça, je l’avoue, ma régularité éditoriale vient d’avoir un soubresaut…la faute à la moto…on en reparle plus tard…
C’est sans doute après Krasnoïarsk qu’on change vraiment de dimension…les distances sont plus longues, les villages plus paumés et le temps plus froid. Les petites averses sont devenues neigeuses mais très éparses…ce n’est pas encore tout de suite que je vais chausser les chaines, mais il s’en faut de peu, ça se sent, ça se rapproche. L’air est sec et piquant, après trois cent bornes, je me rends compte qu’il n’y a plus ces saupoudrages neigeux sur les côtés, à la place c’est de la poussière ; visiblement, plus j’avance, plus il fait froid, mais moins il fait humide. Il y a toujours dans les campagnes ces vestiges des kolkhozes de jadis, ces silos à céréales tout déglingués qui ressemblent à du Miyazaki… Je fais halte dans une petite auberge toute neuve entre la M53 et la ligne du Transsibérien. Je regarde un peu passer les trains par la fenêtre, de longs trains de marchandises qui traversent tout ce pays-continent et ses interminables étendues de bouleaux. Ils ont perdus leurs feuilles maintenant, mais il y a encore de grosses moissonneuses qui récoltent les céréales, déjà l’hiver, encore un peu d’été, le terminus n’est plus très loin…
Le lendemain, la progression continue, je raccourcis les étapes en partant plus tard et j’augmente les pauses soupes pour me réchauffer en me nourrissant, comme seul un bordch peut le faire… La route est en construction permanente, bientôt la transsibérienne ne sera plus qu’une sorte d’autoroute, mais il reste encore un peu de ce qu’elle fut, une petite route défoncée , boueuse ou poussiéreuse…aujourd’hui, c’est la version poussiéreuse et je préfère comme ça…ça me rappelle d’autres pistes, sous d’autres latitudes, mais à l’époque, je n’étais pas encore obligé d’être équipé comme un scaphandrier, le froid ça demande de la logistique…Encore une auberge toute neuve, plastique jaune à l’extérieur, bois à l’intérieur, des camions tout autour et quelques vieilles bagnoles des temps anciens…Pas de wifi, pas de téléphone ; on est bien de plus en plus loin…mais je n’ai pas fini de m’enfoncer dans la Sibérie profonde du long de la route.
La moto a bien démarré malgré l’épaisse couche de givre, mais j’ai vite compris en roulant que la panne d’Ekatérinburg était en train de revenir, la batterie se vidait inexorablement, les pièces Lada ont déjà dû rendre l’âme…j’ai refait le plein d’essence sans couper le moteur et je me suis arrêté quand, batterie complètement vide, après des pétarardes d’allumage qui rend l’âme, ma monture s’est échouée au bord de la M53… Trois kilomètres à pied jusqu’à la station ; le pouce levé, ça n’a pas fait d’effet. Mais petit à petit, entre les pompistes et un motard de passage, les choses ont commencé à s’arranger…on est allé chercher mes bagages, puis on a tracté la moto jusqu’à un garage sibérien tout bordélique.
J’ai réussi à juste leur expliquer qu’il fallait simplement charger ma batterie à bloc pendant toute la nuit, pour que j’arrive à me rapprocher le plus possible d’Irkutsk le lendemain et que là-bas, ce serait sans doute plus simple de réparer. Les garagistes nous ont déposés dans un hôtel de village, moi et un autre sinistré de la route qui risque d’être là pour quelques jours, il venait de trois mille bornes au nord, où il bosse et rentrait chez lui sept mille à l’ouest; on a pas peur des kilomètres dans ce pays… L’hôtel du village fait un peu foyer Sonacotra comme ambiance, mais c’est bien chauffé et demain, bien sûr, sera un autre jour…
Le lendemain, les mécanos sont venus me chercher, pile à l’heure prévue, neuf heure du mat devant la porte…on a un peu perdu de temps au passage à niveau mais c’est pas plus mal, il fait moins cinq dehors, si ça peut grimper de deux ou trois unités, je suis preneur, je sais que je vais devoir rouler sans les poignées chauffantes ; deux ou trois degrés, c’est sacré. Au passage à niveau, il y a eu cinq trains de suite, trois dans un sens deux dans l’autre, faut pas être trop pressé, le plus court faisait quarante trois wagons, le plus long soixante douze ; même à travers la couche de givre, ça occupe de compter les wagons, je commence à comprendre les vaches. Quelques cafés et quelques dessins plus loin, j’ai repris la route sans m’arrêter, sauf deux fois pour pisser sans couper le moteur… deux cent bornes jusqu’au terminus, c’est pas la mort, mais ça caille au bout des doigts. La moto a tenu tout le trajet, puis s’est remise en carafe juste au centre ville… Tout ça, c’est finalement très bien calculé. J’ai cassé la croûte à l’hôtel chic devant lequel je m’étais échoué mais ce n’est pas là que je dormirai, le jeune directeur de l’Alliance Française m’a trouvé un appartement hôtel avec des dortoirs, un peu comme chez les motards de Novosibirtsk, mais ce n’est pas la même clientèle, tout est occupé par des préados, qui braillent et ricanent en pétant, puis pètent en ricanant…je crois que je vais très vite regretter les motels au village…
Arrivé à la ville de mon étape finale, je n’en ai pas pour autant fini avec un programme chargé. Il faudrait que j’aille voir les bords du lac Baïkal, même s’il n’est pas encore gelé mais de toute façon, mes super skis pour moto qu’on a mis tant de temps à mettre au point ont été réexpédiés en France ; à peine arrivés déjà repartis…ce sont les nouvelles mesures de rétorsion en réaction aux sanctions européennes, les dommages collatéraux du voyageur en quelque sorte, tous les colis personnels envoyés depuis l’Europe sont immédiatement refoulés. Pas les colis commerciaux, rien n’arrête le bizness, non, juste les trucs persos…tout ça n’est pas vraiment grave…j’irai voir le lac quand même et pour ça, il faudrait bien rafistoler l’alternateur. Vitali, depuis Moscou a fait circuler l’info sur le net, motard fransouzki en rade, c’est allé jusqu’à Ulan Oudé, de l’autre côté du lac, presque en Mongolie…Viktor a chopé l’info et m’a envoyé un texto. Pendant ce temps, j’avais contacté Sacha, un pote de Komar le banlieusard, qui commente avec une assiduité remarquable tout mon parcours en se remémorant le sien, presque vingt ans plus tôt. Avec Viktor et Sacha, on forme une équipe de choc pour écumer les zones industrielles à la recherche d’un réparateur d’alternateur…Et puis le soir, je peux rentrer au Baïkaler Hôtel qui ,depuis le départ de la horde de préados ,est devenu un endroit presque paisible…
Extérieurement, il ne paye pas de mine, le Baïkaler Hôtel, au quatrième étage d’un immeuble tout sinistre ; mais en réalité, c’est une sorte d’auberge de jeunesse par où transitent tous les routards qui voyagent en Transsibérien, Lonely Planet en poche, et font une escale au lac. Me voilà plongé dans un ambiance bien différente des motels de routiers et des clubs de bikers, mais je crois que j’en ai déjà la nostalgie…Des Français qui râlent sur la bouffe, des Suisses sur la propreté, des Anglais, des Danois, des Japonais…ils passent tous par ici avec leurs gros sacs à dos, ils arrivent de la gare après des dizaines d’heures de train et se réunissent dans la cuisine pour comparer leurs itinéraires, ils restent rarement plus d’une nuit et ont singulièrement l’air toujours pressés, stressés et fatigués, à cause du train de la veille et de celui du lendemain., comme si ils partaient au boulot…Les Anglais et les Suisses sont moins stressés que les fransouzkis , qui, s’ils en rencontrent d’autres se regroupent, s’agglutinent instantanément, comme au camping da Palavas, mais en mode routard… Moi je suis en mode pause et je les regarde défiler, comme une vache qui compte les wagons…
Dans l’hôtel de routards où je suis échoué, je croise tous les jours des voyageurs qui arrivent par le train…Leurs récits ne me donnent pas vraiment l’envie de vivre la même expérience ferroviaire, ils sont tous un peu énervés par l’immobilité des heures passées dans le compartiment, un peu contents mais stressés par la suite, les horaires, les départs à l’aube, comme pour aller bosser… ils se disent tous heureux de l’avoir « fait », mais ça ne me donne pas envie…On m’a toujours parlé des voyages en train en Russie, en Afrique, en Inde, mais ils ne me font pas rêver, ces récits héroïques… J’ aime le monde de la route, choisir mon rythme, m’arrêter quand j’ai envie, papoter avec les routiers puis partir à une heure choisie par moi seul … Un petit parisien, appelons-le Kevin, ou Jacques Alexandre, les deux lui vont ; par instant il est plutôt l’un et parfois plutôt l’autre. Il soigne son look, il a emmené son petit chapeau en cuir noir. C’est lui le plus pressé de tous, il veut « faire » le tour du monde, mais pas question de traîner. Son récit a suffisamment titillé ma curiosité pour que j’aille quand même tâter l’ambiance de ce monde à part…La gare d’Irkutsk est une de ces belles demeures ferroviaires bleue légèrement turquoise qui à la fin du règne des Tsars furent construites d’un bout à l’autres de la Russie. Le buffet de la gare est très joli et le salon VIP très surveillé, je sirote un thé citron en attendant un train qui n’est pas le mien, juste un train qui passerait pour réveiller cette grande et belle gare étrangement assoupie dans la fraîcheur du soleil matinal.Un long trans-sibérien finit par arriver ; je peux aller flairer l’air des wagons chauffé par leur gros poêle où l’on brûle un peu tout ce qui passe à côté, charbon, bois, plastique, carton et peut-être même dissidents rebelles ou décembristes, à d’autres époques. La grosse locomotive souffle un peu, les cabines couchettes se vident sous l’œil acéré de la chef de train qui, m’a t’on dit, surveille en permanence le bon comportement de ses passagers parfois tentés par une ébriété tellement justifiée quand on passe une éternité sur les rails. Je regarde passer les longs convois de marchandises, les wagons postaux ou les citernes, je pourrais compter les wagons …en attendant des nouvelles de mes réparations qui ne viennent pas, il faut que je laisse en moi paître la vache qui m’apaisera et m’apprendra la patience…
On ne se lasse pas de contempler les maisons en bois, leur flamboyance passée, leur effondrement et parfois leur renaissance. Construites souvent directement sur le sol, elles ont bien du mal à combattre le temps qui passe ; c’est souvent lui qui gagne la partie, il laisse l’humidité grignoter les soubassements et les maisons en bois descendent lentement dans la terre…quand une réfection de chaussée rehausse le niveau du bitume, elles semblent encore un peu plus mangées par le sol, on dirait qu’elles sombrent, qu’elles chavirent lentement. Les murs souvent finissent par s’incliner sous le poids des années. S’ils s’écartent, la toiture s’effondre et la maison s’écrase comme un château de cartes. Mais parfois les murs s’affaissent vers l’intérieur, le toit se boursouffle , la maison se replie sur elle-même, comme si elle voulait se recroqueviller, se faire tout petite, s’endormir comme une petite vieille retombée en enfance. Beaucoup sont en ruines ou à vendre, certaines ont brûlés et puis il y a celles qu’on restaure qu’on bichonne, qu’on fait renaître. Les villes Russes ont commencé à comprendre que c’est là qu’était leur âme, elles se sont donc enfin décidée à faire revivre des rues entières. A Irkutsk, on a reconstruit dans ce style qu’on croyait condamné, tout un quartier à la mode. On n’y trouve que des restos, des boutiques ou des bistrots qui se la pètent, ça fait un peu Disneyland, mais cette résurrection de pacotille est pourtant la plus éclatante victoire des petites maisons en bois de Russie…
Sacha me donne rendez-vous au bar de l’Hôtel Angara, grand bâtiment Soviétique sur le square Kirov, la grande place centrale de la ville et puis on rejoint Viktor à l’extérieur, dans le garage de ses potes puis là, on essaye de comprendre mais à chaque tentative, on n’y arrive pas…On a pourtant passé en revue tous les éléments du circuit de charge, réparés certains, changés d’autres, mais rien n’y fait, la batterie refuse de se charger. On finira par trouver, on trouve toujours. En attendant, je fais des tours de ville ou des escapades plus lointaines parce que les tours de ville, à force, on se lasse. Il y a tous les jours des petits bus qui partent pour l’île d’Olkhon, deux cent cinquante bornes vers le nord. Je finis, un peu en désespoir de cause, par en prendre un pour aller enfin voir le lac Baïkal, puisque la moto semble avoir décidé de prendre du repos…Le bus passe d’abord prendre ses passagers dans les hôtels avec lesquels il bosse puis il poireaute une heure à la gare routière des fois qu’il y en ait d’autres…on finit par y aller …je m’imagine sur la moto…surtout quand on grimpe un peu et que la route devient entièrement glacée…bien calé au fond entre les bagages, je somnole, le chauffage semble bloqué sur quarante degrés, je m’imagine sur la moto et je me dis qu’elle a elle-même pris la décision de se mettre en panne pour me ménager un peu…Après un passage de bac et quelques kilomètres arides, on me dépose devant chez Nikita à Koujir… C’est une guest house connue dans tout le pays, une sorte de mini village au milieu du village, des petites maisons, un peu baroques, un peu de bric et de broc, c’est tout en bois c’est bien chauffé, deux jours ici me feront le plus grand bien…
Chez Nikita, ce fut jadis un haut lieu de rencontre Sibérien où seuls débarquaient quelques audacieux aventuriers …et puis est arrivée l’électricité. Depuis, des hôtels en bois se sont construits un peu partout et Nikita n’a cessé d’agrandir son domaine. Je ma balade autour du village, dans les bois et au bord du lac ; il faut bien se couvrir, ça commence à cailler…moins dix huit au petit matin, mais au petit matin, je reste au lit…j’attends les pointes à moins cinq pour aller à la plage. On rencontre ici, encore plus qu’à l’auberge d’Irkutsk, des routards en sac à dos venus de tous les coins du globe…ça fait con, les coins du globe non, ça fait un peu comme si la terre était cubique…Bon… Tout le monde parle en british yaourt, langue improbable des routards du monde entier dans laquelle je fais beaucoup de progrès, contrairement au Russe où je rame pas mal, mais les bouleaux ne parlent pas et je comprends le langage du vent… Par moins dix, tu peux te promener sans problème, faire des photos sans geler des doigts, j’ai même pissé sans perdre ma bite, l’apprentissage sibérien c’est tout un programme !
Elle est très belle cette île d’Olkhon, toute en longueur, avec ses grandes steppes, ses forêts de mélèzes et ses falaises qui surplombent les étendues bleues foncées du lac Baïkal . ..On y croise des voyageurs venus de partout qui s’arrêtent tous chez Nikita parce que c’est une légende répertoriée dans les guides de routards du monde entier. Il y a quelques années encore, peu de gens passaient par ici ; les routards traversaient l’Asie par la Turquie et l’Afrique par le Sahara, mais le monde change vite, la porte du désert s’est fermée pour longtemps et celle d’Asie inquiète beaucoup, alors les sacs à dos sont remontés d’un cran de latitude, et les voilà tous dans le Transsibérien, destination Mongolie et Chine, escale obligée chez Nikita, c’est normal, dans le bouquin il est écrit qu’il faut faire comme ça. Les minibus se croisent et se recroisent, et on retrouve chez Nikita, tous ceux croisés au Baïkaler Hôtel…après deux mois de route en solitaire, des milliers de kilomètres de bouleaux, je finis par croiser la nouvelle route à la mode sur cette longue île battue par les vents du lac. Quand on fait une excursion à Koujir, on se doit d’aller se recueillir au pied des totems qui surplombent le rocher du Shaman. La tradition veut qu’on accroche des bouts d’étoffes de toutes les couleurs, aux totems et aux arbres alentour…ça me fait immanquablement penser aux sacs plastique que le mistral accroche aux pins autour de la grande décharge de Miramas, à côté de Marseille, ça brise un peu la magie shamanique, alors je retourne dans ma piaule collective délicieusement surchauffée trinquer avec les Anglais, les Italiens, les Suisses et le Québequois qui ne doit pas être trop dépaysé, météorologiquement parlant…
Pour celui qui serait tenté par l’écriture d’ une enquête ou d’un roman fleuve sur les voyageurs du Transsibérien, mieux vaut finalement rester tranquille et peinard au Baïkaler Hôtel puisque, de toute façon, à part les Russes, ils passent tous par là…Pendant que je reste à attendre sagement un endroit ou ranger la moto, puis de rentrer au pays, toutes les nationalités continuent de défiler dans les piaules collectives…un Anglais à la retraite, un Thaïlandais qui rentre chez lui, je n’ai pas encore vu d’Africains, mais je crois que si je reste trop longtemps ici, je verrai même passer des martiens et des éléphants roses…Je commence à m’incruster dans la ville, il y fait moins froid, je renseigne les touristes qui débarquent à l’hôtel, je traine dans les rues, encore et encore, la transition entre un voyage au long court et le retour à la vie normale passe toujours par ce sas administratif qui semble toujours trop long mais scelle la fin de l’étape et prépare déjà la suivante, celle où quand on reviendra, on aura la même sensation de rentrer chez soi dans l’autre sens…
En Russie, les passages à niveau ont, en plus des barrières, des machins métalliques très rebutants qui sortent du sol pour être sûr que personne ne tente de passer. Dans les immeubles, les premiers étages sont au rez-de-chaussée, l’étage zéro n’existe pas, le zéro est dans le béton qui sépare le premier étage du premier sous-sol, on commence à compter à partir de un, on ramène le zéro à son abstraction originelle… Ici le respect des passages piétons est aussi impératif qu’en Suisse, mais si tu passes ailleurs, tes chances de survie sont dérisoires. En Russie, les croissants chez le boulanger sont à la saucisse, et quand on rentre chez quelqu’un, on laisse toujours les chaussures à l’entrée, comme à la mosquée, mais ça n’a rien à voir. Les feus verts pour piétons font un bruit de grillon qui s’accélère quand le rouge approche, c’est très bizarre d’entendre des grillons par moins dix, ça surprend, ça distrait, mais juste la première fois, parce que tu n’as souvent que quinze secondes pour traverser et on n’hésitera pas à te le rappeler vigoureusement…En Russie, on paye avant; à l’hôtel avant même d’avoir eu le temps de poser son sac, au snack avant de savoir ce qu’on va manger ou à la station service avant de se servir…Tu n’y fais jamais le plein, tu glisses les sous en donnant le numéro de ta pompe, dans un tiroir en ferraille, devant une vitre opaque…Tu ne sais pas qui il y a derrière, tu n’as droit qu’au bruit du tiroir et puis quand tu te sers, la pompe s’arrête toute seule, si tu veux faire le plein, tu dois donner plus au tiroir et revenir chercher ta monnaie après ; s’il y a du monde, c’est un peu long, mais on s’habitue, même dans le froid, on s’habitue à tout…
Il fait moins froid d’ailleurs, la neige n’est toujours pas arrivée, elle attend que je sois parti… En Sibérie, l’hiver arrive toujours comme ça, après quelques petits coups de semonces, quelques petites salves à moins quinze, juste pour prévenir, il se rétracte un peu et après c’est l’attaque définitive…Mais je serai parti déjà et la moto, bien rangée en attendant ses pièces de secours, commencera son hibernation. En attendant ce jour, je peux recharger ma batterie tous les soirs et me balader dans la périphérie d’Irkutsk, enquêter sur les équipements d’ici, les gants étanches, ou les combis doublées en aluminium et les bottes pour moins cinquante, pas terrible pour changer les vitesses au pied. J’essaye, je note les prix ; il y a aussi les casques à visière chauffante ou les cloutages pour pneus. Je n’aurai pas essayé la glisse sur glace mais ce n’est que partie remise, en en conseil technique pour les équipements, je vais devenir imbattable !
Le voyageur routard parle toujours des contacts, il est quête obsessionnelle de contact à tout prix; c’est normal, c’est un besoin d’ouverture vers l’extérieur, il découvre d’autres pays, d’autres cultures, il veut s’en imprégner à tout prix même si souvent l’échange culturel se limite à savoir d’où on vient, où on va et si la moto est à vendre…Il peut aussi y avoir quelques variantes du genre « pssst, hashish ? » mais plus au Népal qu’en Russie…tout ça peut sembler assez futile, mais c’était le ciment du voyage. Depuis l’apparition d’Internet, le contact a changé de dimension…quand il se retrouve dans une ville, le voyageur, une fois posé le sac, se lance dans une quête frénétique de connexion. Il veut tchequer ses mails, skyper sa gonzesse, tchatter son mec, tous ces néologismes un peu crétins qui transforment l’ambiance des derniers salons où l’on causait en cyber café. Les seules personnes qui y parlent encore, le font dans le vide, face à leur écran en dérangeant tous les autres , chacun plongé dans son monde parallèle. Faut-il maudire ou bénir cette mutation ? On ne part plus jamais vraiment, les amarres ne sont plus larguées, même le boulot peut être emmené dans le sac à dos.
C’est ce que j’ai fait pendant tous ces kilomètres; asservi à mon autofiction, j’ai frénétiquement cherché du réseau dès que je posais mon vieux cheval. J’ai parfois oublié ceux qui étaient à côté de moi pour partir vite raconter ma vie à la machine en comptant sur elle pour transmettre à d’innombrables invisibles anonymes les instantanés qu’il m’aurait suffit de vivre. Je me suis encore une fois réfugié derrière l’anonymat des lecteurs lointains, pour échapper à la réalité de l’instant car on sait tous qu’on a pas la place pour aimer tout le monde et que les voyages créent toujours des handicapés du cœur ou des égoïstes fondamentaux. Le matin du dernier jour, comme prévu, il a neigé sur Irkustk, mais je le savais depuis longtemps qu’il était écrit quelque part qu’il me faudrait revenir pour rouler sur la neige et la glace…La moto a trouvé un abri dans un garage de périphérie, dans un endroit où il n’y a que des garages conteners, un gardien et un chien. Quand on a refermé la porte, j’ai eu le sentiment que, comme l’Arche d’Alliance à la fin des Aventuriers de l’Arche Perdue, ma moto avait été archivée dans un endroit que je ne retrouverais jamais sans l’aide d’un guide averti. J’ai pris un bus le matin qui m’a emmené à l’aéroport aux pistes enneigées d’où j’ai décollé pour clore ce chapitre qui, du midi de la France, a quand même réussi à m’emmener jusqu’en Sibérie…
Arrivé à Paris, il semblait dans l’ordre des choses que Komar le banlieusard vienne me récupérer à l’arrivée. C’est lui qui a suivi et commenté le blog avec le plus d’ assiduité, à tel point qu’il a permis aux lecteurs d’avoir un récit parallèle sur le même voyage quelques années plus tôt. Il est venu avec sa vieille Calif’ ; comme ça, la boucle des bicylindres à cardan, de la Béhème à l’Oural en finissant par la Guzzi , est enfin bouclée ! Mes gants Furygan on parfaitement joué leur rôle, de même que la combi Cover All de chez Béhème. Mon casque Nolan N71 s’est avéré confortable et polyvalent mais un peu fragile aux joints et aux charnières d’écran. Il vaut mieux emmener ces pièces en double dans les bagages pour pouvoir remplacer et attention aux petits ressorts, c’est terriblement flippant le risque de ne plus avoir d’écran étanche à cause de tout petit ressorts qui sautent si facilement quand l’écran se décroche. Ma moto, toujours fidèle au poste malgré toutes ces années, a merdé du côté de la boîte de vitesse comme presque à chaque fois et a lâché de l’alternateur, mais à cent quatre vingt dix mille bornes, c’est peut-être normal…maintenant il va falloir un peu reprendre une vie normale et déjà préparer tout ce qu’il faudra pour le chapitre suivant…
Le chapitre suivant c’est maintenant…on dirait un slogan pour une campagne électorale ; tout aussi vain… On était en automne, nous voici au printemps, l’hiver est passé mais peut-être pas à Irkoustsk. Les skis en fer sont dans la soute ; on me les avait refusés par la poste, on devrait me les accepter en bagage accompagné… à eux tout seul, il font tout le poids du paquetage autorisé, le reste est en bagage cabine, je risque de devoir me trouver un pull ou deux en arrivant. L’hiver fut long, triste et maladif. A coups de grippes et d’attentat, l’hiver fut bien froid et, pour bien salement pimenter sa sortie, je me suis pété le dos juste avant de partir. Ce n’est pas grand chose de se péter le dos, ça arrive, ça fait mal et puis ça passe, mais quand c’est ce jour-là qu’il faut se trimballer des sacs remplis de skis en fer à travers de gigantesques aéroports, on conchie sa race sur d’innombrables générations et on se gave d’antidouleurs…
A l’arrivée m’attendait Sasha accompagné d’un pote d’enfance, Sergeï. Sergeï est un bonhomme un peu bonhomme qui me prête l’appartement de sa mère retirée dans sa datcha. C’est quelque part dans une de ces banlieues dont seule l’Union Soviétique avait le secret. On s’y balade un peu, on passe saluer un autre ami d’enfance, qui est plus ou moins dans l’import-export de carburant. Je ne suis pas certain d’avoir tout compris, mon anglais est très incertain, mon russe inexistant et mon manque de sommeil très envahissant. Comme sa femme a chopé cette fameuse grippe très en vogue cet hiver, on papote dans le square enneigé en bas de l’immeuble. Le soleil doux de la fin d’hiver réchauffe un peu le sol gelé. C’est la journée de transit, celle inévitable où, après un long voyage, empêtré dans le manque de sommeil, les courbatures et le décalage horaire, on se laisse bercer par des conversations qu’on suit tant bien que mal et les premiers chants d’oiseaux du printemps Sibérien…
Alexei, le fils de Serguei, m’a amené au garage où j’avais laissé la moto quelques mois plus tôt, juste pour mettre la batterie en charge et l’alternateur en place. C’est une vaste zone où il n’y a que des garages alignés en face du terminus du bus 28. Il y a une alarme dans le box, mais Alexei cafouille un peu avec le code tout en me parlant des études d’ingénieurs qu’il va bientôt commencer…comme Serguei, son père, ou Svetlana, sa mère…tout le monde est ingénieur dans la famille, c’est une tradition dans ces villes Sibérienne entourées d’une industrie lourde héritée de l’Union Soviétique. Pendant qu’il me raconte tout ça, il continue à tapoter sur le clavier de l’alarme à la recherche d’un code hypothétique. Un vigile tout noir et lourdement équipé a fini par débarquer mais Alexei n’a pas eu trop de mal à lui expliquer pourquoi il cafouillait avec le code, un ingénieur ça sait quoi faire dans ces cas-là, mais le problème c’est qu’un vigile suréquipé , sauf en neurone, ça croit savoir aussi. Mais le nôtre devait en avoir deux, peut-être même trois…alors tout s’est bien passé, il a compris que je n’étais pas en train de voler ma moto et qu’Alexeï était bien le fils de Sergeï… on a fini par prendre le bus 28 pour rentrer, avenue de Leningrad, au 106, à la maison. Svetlana avait préparé le repas et Sergei , les bouteilles de Vodka. Il y a de fortes chances pour que je dorme profondément après tout ça…
Ce matin, Sergeï a dû m’extirper du sommeil profond où je croyais m’être réfugié pour au moins une semaine… Je me suis habillé en catastrophe mais j’ai quand même pris le petit dej que Svetlana m’avait préparé avant de partir à son boulot d’ingénieur. On est reparti dans la zone des garages, en face du terminus. Sergeï m’a abandonné là en me disant bien que son fils passerait me récupérer. Quand il est arrivé deux heures plus tard, j’avais eu le temps de remettre en route et même de poser les chaines à neige. On a pu repartir en bécane…c’est super les chaines, surtout pour sortir de la zone des garages bien enneigée…Sur la route, c’est moins bien, ça fait un bruit épouvantable et ça doit un peu les abîmer aussi. Je pourrais essayer de clouter, comme ça j’aurai tout essayé…Après le borj familial, je suis allé flâner dans les rues, ce n’est pas franchement joli ces quartiers d’immeubles décrépis, surtout en fin d’hiver, mais quand on veut flâner, il y a moyen de trouver du charme à tous les paysages…Je suis allé changer des sous, acheter une bouteille à monsieur et des fleurs à madame, j’aurais quand même pu songer à ramener une carotte à l’énorme lapin d’appartement ; un minimum de savoir vivre, c’est indispensable dans l’existence…surtout en fin d’hiver…
La moto ronronne bien et comme les artères principales sont parfaitement déneigées, j’ai viré les chaines autrichiennes et nous sommes partis en ville rejoindre Viktor dans le garage de ses amis, complètement à l’opposé de la ville. Pour Alexeï, la moto, c’est une révélation, même par moins huit, il ne sent pas le froid, juste une sorte d’adrénaline qui le met d’excellente humeur. Avec juste un jean’s et des baskets, un petit casque de skieur et des gants de cycliste, il trouve ça formidable. Ils sont blindés ces sibériens !
Après avoir passé quelques heures à bricoler la moto, vidanger, ajuster pour le passage des chaines, nous sommes rentrés par le grand barrage sur le fleuve gelé, le vieux brise-glace « Angara » est entouré de piétons et de patineurs, mais je n’irai pas me risquer là dessus avec ma moto ; cette année, l’épaisseur de glace est bien inférieure à la normale saisonnière et je ne suis quand même pas venu jusqu’ici pour faire de la plongée sous-marine en bécane, mais on a promis de m’emmener un jour là où il y a un peu plus d’épaisseur…
Il faut y aller petit à petit, ne pas s’affoler, prendre son temps…Je n’ai pas de planning touristique à gérer, je retape la moto petit à petit, il a fallu changer le pneu arrière, mais pour le cloutage, il faudra repasser. Je peux prendre mon temps, certes, mais depuis aujourd’hui, la neige fond. Le matin, c’est du moins huit tranquille et l’après midi, plutôt du plus huit. Ce n’est pas désagréable ce petit soleil sibérien, c’est juste un peu prématuré. Après avoir testé mes skis pour moto, sans succès, dans le Cantal en janvier, j’ai voulu affiner dans les Alpes en avril…sur le bas des pistes de Serre Chevalier ce n’était pas très brillant non plus, vaguement prometteur mais il n’y a que moi qui l’avais remarqué. Il aurait fallu encore faire quelques tests mais je suis parti avant, la route quand ça vous prend, on ne peut pas résister. Maintenant, me voilà dans la capitale de la Sibérie, on ne peut pas rêver mieux pour des tests sur neige, sauf qu’ici aussi, il n’y a plus de saison…mais quelle importance ; nous sommes tous partis en balade en famille, sauf le lapin. Le dimanche on va à la datcha, on y prend l’air, on y festoie et on y boit…comment festoyer sans boire, surtout en Russie ? Ensuite bien sûr, on va tous au bania. Au moins quatre vingt degrés dans la cabane, on transpire des litres, on se fouette avec des feuilles de bouleau ensuite on va se rouler dans la neige et on y retourne… mais attention, en passant, il ne faut surtout pas se frotter à la petite patère en fer, elle est la preuve flagrante qu’il fait vraiment très chaud là dedans, à se demander vraiment comment nos petits corps blafards résistent là où les portes manteaux deviennent des tisonniers ! Le soir venu, on ne rêve que de sommeil de plomb… Finalement, ça ne manque pas de charme, le printemps Sibérien…
Moins huit le matin et huit à midi, ça sonnait bien, presque comme une rime, mais c’est déjà fini…L’après midi, il fait douze et en deux jours les tas de neige grise et les grosses plaques de glace ne sont plus que des flaques immenses et brunes. Faudra t’il que même en Sibérie au mois de mars, il me soit impossible de tester mon arsenal de motard des neiges ? J’ai récupéré deux paquets de clous pour pneus chez un enduriste plâtré pour qui la saison est terminée… Plus rien ne va m’empêcher de tenter de remonter jusqu’à chez Nikita, à Olkhon, à côté du rocher sacré, à peine trois cent kilomètres vers le nord…
Il ne fait toujours pas froid et en remontant vers le nord, j’y ai trouvé encore moins de neige et même plus du tout en arrivant aux collines qui précèdent le lac; par contre le Baïkal, lui, il a bien l’air gelé. Le petit embarcadère où on prenait le bac l’automne dernier et en plein chantier, tout est détruit, on va construire pour l’été prochain quelque chose de beaucoup plus moderne pour amener encore plus de touristes sur l’île d’Olkhon. Les ouvriers du chantier m’expliquent tant bien que mal que de toute façon, ce n’est pas là qu’on traverse, c’est trop dangereux. Un peu plus loin, un brave moujjik en side-car, arrive à me faire comprendre que le passage est derrière le deuxième promontoire rocheux, qu’il faut reprendre la route pendant six kilomètres et puis descendre à droite vers le rivage. J’arrive donc au point de départ mais même si les quelques bagnoles qui passent n’ont pas l’air de s’inquiéter beaucoup, un touriste de la ville m’explique qu’avec son énorme quat’quatre, il a préféré écourter son séjour sur l’île, parce qu’avec onze degrés, quand même, ça devient inquiétant tout ça… je regarde toujours les bagnoles qui passent et me dis que le lendemain, j’aurai tout le temps de m’équiper en clous, en chaines et en skis et qu’on verrait bien. Quatre cents vis dans le pneu, ça me fait un peu flipper, je crois que j’essayerai quand j’aurai une chambre à air de secours… Il ne me reste qu’à retourner au débarcadère en chantier ; dans la bourgade en bois qui l’entoure, il y a quelques petits hôtels, des chalets tout simples perchés sur les collines qui surplombent le lac, je devrais trouver où poser ma carcasse. En bas sur la glace, les bagnoles des pêcheurs sont postées à côté de l’abri de toile ou de planches qui protège leur petit coin de travail creusé dans le grand miroir du Baïkal. Je vais essayer de dormir avec la petite pointe d’inquiétude qui précède toujours l’inconnu…
L’angoisse face à l’inconnu…Je me souviens du Mali, en quatre vingt dix sept, la piste de Kayes à Bamako par Bafoulabé ; le guide Transafrique la classait en catégorie difficile pour conducteur expérimenté, j’en avais des sueurs froides…La veille, dans un hôtel déglingué de Kayes, je lisais encore le descriptif, l’estomac noué …Le guide Transafrique du Touring Club Suisse, c’était un peu comme une sorte de bible pour les routards d’Afrique, un nombre de piste innombrable y étaient minutieusement décrites ; en lisant ça on était déjà sur le terrain et une fois sur place, les épreuves, les champs de feshfesh ou de cailloux, on pouvait déjà s’y être psychologiquement préparé … Par exemple, quand j’étais arrivé devant la dune de Laouni , cent bornes après Tamanrasset, je savais depuis des semaines que ce moment précis serait une initiation de plus sur mon parcours . Internet et le djihad généralisé au Sahel ont éjecté le guide Transafrique au rayon des livres oubliés, mais il m’aura appris cette angoisse mêlée d’excitation qui précède toujours les passages légendaires…et ce matin, en face du Baïkal gelé je retrouve cette étrange sensation d’adrénaline douce. J’ajuste consciencieusement les chaines à neige, je me donne le temps de bien faire, ça déstresse. Dix minutes pour la roue avant, plus de trente pour l’arrière avant qu’un des chauffeurs de petit camion gris ne s’arrête pour s’intéresser à mon cas que je croyais déjà désespéré : n’était-ce pas une idée irréalisable de monter des chaines sur un pneu tout terrain ? Que se passera t’il dans quelques mètres ? Je prends la suite du petit camion Russe, je suis un peu rassuré, je ne suis pas tout seul en cas de galère. A peine sur la glace, la moto part vers la droite, moi je veux rester dans l’axe du camion, en cette saison on ne va pas n’importe où. Je finis par prendre le coup assez vite, il faut conduire ça comme un engin nouveau, déraper un peu en sortant de la selle pour se remettre dans l’axe, c’est plutôt rigolo finalement, sauf que ma chaîne du pneu avant commence à faire un gros bruit pas terrible et à manger le garde boue…Mon pote a flairé l’embrouille depuis son camion. On s’arrête, il me sectionne quelques bouts de chaîne qu’il juge suspect et inutile ; on repart. Evidemment, elle est encore plus molle, la chaîne, mais je la laisse achever le garde boue, je suis sur le Baïkal à moto, je ne vais pas m’emmerder avec ce bout de plastique qui veut gâcher ce moment exclusif. On a dû faire une petite vingtaine de bornes, je me suis plutôt bien démerdé, je n’ai raté que l’échouage sur une petite plage de sable épais qu’il était un peu audacieux de croire vouloir, sur la lancée de la glisse, escalader avec une moto à skis !
Nikita Guesthouse s’est encore agrandi depuis octobre… l’hôtel finira t’il par recouvrir toute l’île ? je suis dans la nouvelle partie, toutes les chambres ne sont pas finies, tout est chauffé avec des gros poëles comme dans les banyas, ça y sent la même odeur de résine tiède…il y fait d’ailleurs presque aussi chaud. Dans les pays froids, le vrai luxe c’est de se balader en t shirt dans sa maison quand il fait moins vingt dehors. Aujourd’hui il fait cinq, c’est la canicule. Nikita, l’ancien champion de pingpong, balade sa dégaine nonchalante entre les chalets, il a toujours un petit sourire goguenard et rêveur, on a l’impression qu’il connaît tout le monde mais sans doute qu’il ne connaît personne, c’est ça la classe. La moitié de l’hôtel est réservée au tournage d’un film français inspiré du bouquin de Tesson et sa cabane en Sibérie. J’y retrouve Arnaud, l’homme des expéditions sibériennes de Tesson et aussi quelques lecteurs qui me permettent de squatter un peu le tournage. Ils sont sur l’île d’Olkhon depuis trois mois et certains commencent un peu à craquer. Demain je vais repartir vers le continent, la circulation sur le lac est officiellement fermée depuis une semaine et je ne voudrais pas que le redoux me coince ici pour les quelques semaines de débâcle où l’île est coupée du reste du monde.
Quand on remonte vers le nord pour rejoindre l’extrémité de l’île, on traverse quelques petits villages, des forêts de mélèzes et des steppes bien dégagées. On arrive tranquillement à l’entrée de la réserve et la piste devient soudainement très sableuse, tellement sableuse qu’il faudrait dégonfler, comme ça se fait au désert. J’ai gardé mes chaînes à neige, j’ai eu tellement de mal à les mettre en place, il n’est absolument pas question de démonter pour risquer de ne plus arriver à les remonter. Un judicieux demi tour me semble plus sage.Je reviendrai visiter le nord avec l’équipe de tournage, leurs quads, leurs camions OAZ et leur hydroglisseur. Ils m’ont proposé de rester un peu plus longtemps, de leur faire des croquis sur le vif et de boire quelques coups avec eux, pourquoi donc refuser si belle invitation ? La fonte peut-être ? N’est ce donc pas là une excuse digne de ce nom, une raison puissamment valable de décliner l’invitation ? Arnaud, l’homme des expéditions polaires, m’a proposé un guide pour retraverser dans l’autre sens ; c’est qu’il ne faut jamais oublier que pendant qu’on fait les guignols sur l’île, la glace, elle, continue inexorablement sa fonte…Il y a déjà deux bagnoles qui sont passées à travers, il faut commencer à bien connaître… mais le guide il connaîtra ; je peux donc rester juste un peu plus longtemps…
Parfois , même au bout du monde, les équipes de tournage, ça prend des jours de repos, parfois même, ça organise des bringues, alors bien sûr, on me propose de rester encore un peu. L’équipe son est à la sono, l’équipe lumière gère le light show, le réalisateur a ramené quelques bonnes bouteilles de rouge et l’équipe russe quelques bouteilles de vodka, l’accessoiriste a construit le barbecue et se tape la cuisson des gigots, finalement il y a tout ce qu’il faut dans une équipe de tournage pour arriver à survivre sur une île pas vraiment déserte mais quand même totalement sibérienne. Tard dans la nuit, ça danse et ça trinque, je me suis éclipsé vers une heure du mat, je voudrais ne pas être trop en ruine pour traverser le lac dans l’autre sens le lendemain… Au petit matin, légèrement décalé par rapport à la normale, ça sent un peu le dommage collatéral…casquettes de plomb et tendinites frappent durement les rescapés de la veille. C’est que bien tard dans la nuit, l’équipe russe a pris le dessus sur le dance floor comme sur les tournées et les récits du lendemain m’ont conforté dans l’idée que s’éclipser à une heure raisonnable était bien judicieux. Il a neigé pendant la nuit, ma moto recouverte a démarré sans problème ni gueule de bois, quelques petits virages dans la neige pour profiter de ma chaine solidement cramponnée au pneu depuis quelques jours il ne me restait ensuite qu’à faire mon paquetage habituel pour être prêt à l’heure prévue ; Cette heure-là, justement, ne cessait de reculer en fonction des dégâts de la soirée et la neige a fondu. Chauffeurs sonnés ou disparus, horaires un peu chamboulés, du matin au midi puis du midi à plus tard…Presque embauché comme dessinateur de plateau, allais-je encore passer un nuit de plus à Koujir, sur l’île d’Olkhon, au pays des chamans et des gueules de bois ? Pour la glace, les avis sont chaque jours partagés. Il y a ceux, très peu nombreux, qui respectent la fermeture officielle du lac à la circulation depuis dix jours et ceux qui disent que ça passe toujours quand on sait lire la glace, repérer les failles et les zones de fracture, ils changent d’itinéraire chaque jour en fonction sans doute, des camions Oaz qui sont passés au travers la veille !
Une équipe s’est finalement formée, un Oaz, deux quads et moi. L’acteur et sa copine puis quelques membres de l’équipe de tournage…il y a un ours à récupérer sur l’autre rive pour les prises du lendemain, c’est pour cette mission de la plus haute importance qu’on a fini par trouver un chauffeur en bon état, sinon, à tous les coups, on aurait dû attendre la réouverture du bac après la fonte. On est donc allés jusqu’au port, juste à côté, départ de la traversée. Quoi de plus normal, finalement, que de prévoir une traversée de lac en partant du port ?
Gilles, l’assistant réalisateur, s’est callé à l’arrière de la bagnole, la moto et les quads ferment la marche. Sur la glace, pas besoin de la chaine à l’avant, ça glisse même mieux comme ça. On traverse donc sans le moindre pépin, les passages poudrés, la glace et quelques secteurs fracturés, les seuls où les quads me dament le pions, normal, ils ont quatre roues motrices et moi une seule. Les skis fendent les plaques mais pour prendre les virages, en appui sur son quart, comme sur une piste verte, c’est un peu plus compliqué. On accoste en face, la route du port par où j’étais venu, est bien fermée… Parfois les infos son exactes sur le lac. On se salue tous, je laisse mes collègues essayer mon engin prodigieux sur la glace, puis je démonte mes patins et les attache solidement sur le porte bagage. Chacun reprend son destin en main. Je croise l’ours en partant ; lui ,les skis moto il s’en branle. Il me reste une bonne vingtaine de bornes de piste avant d’arriver au village du port où je compte reprendre ma chambre. Sur le lac, je suis passé en réserve ; ça ne me paraissait pas très important puisqu’au port d’arrivée, il y a une station service. Je n’avais pas prévu qu’on accosterait ailleurs… Quand la moto s’est arrêtée, quinze bornes plus loin, je savais qu’une des bagnoles de la production allait passer, j’ai donc attendu tranquillement comme un touriste assisté, c’est qu’on prendrait vite des mauvaises habitudes en ne voyageant plus en solitaire…